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Valises de Genet
Sur le départ
jeudi 14 août 2025

La chambre 205 du Jack’s Hôtel donne sur l’avenue Stéphen-Pichon. Deux valises sont ouvertes sur le lit — éventrées plutôt : l’une en cuir noir, l’autre en skaï marron. Elles débordent. Manuscrits, lettres, notes, fragments — griffonnés à l’encre pâlie sur papiers d’hôtel, pages déchirées, factures, enveloppes retournées. Le tout entassé sans classement. Il referme les valises et les emporte. Ce sont les premiers jours d’avril, ce n’est pas encore le printemps, et plus tout à fait l’hiver. Genet se rend chez Roland Dumas, avocat et ami, pose les valises sur le bureau, dit simplement : « Voici tout mon travail en cours. Faites-en ce que vous voudrez. » Il est déjà reparti.
Dedans : manuscrits, carnets d’écolier, coupures de presse annotées, tracts, journaux des Black Panthers, projets sur le Japon, le jazz, la Fraction Armée Rouge, les prisons. Des notes partout, sur l’emballage d’un morceau de sucre, sur le revers des enveloppées déchirées, les factures, partout. La trace vive de seize années d’écriture durant laquelle il avait pourtant fait le serment de ne jamais écrire. Il avait abandonné l’écriture, mais l’écriture ne l’avait pas quitté[Ces notes doivent à la lecture du livre d’Albert Dichy, Les valises de Jean Genet, qui donnent à lire les manuscrits et notes retrouvées.]].
En 1968, il est à Chicago. Sur invitation des Black Panthers, il assiste au procès de Bobby Seale, Huey Newton, Eldridge Cleaver, rédige des manifestes en leur défense, prend la parole, dans ce mélange de calme rageur qui est sa marque alors ; il dort sur les canapés militants et fréquente les cellules de soutien, observe les armes sur les genoux, les regards traqués, traverse quinze universités, rencontre Angela Davis, évoque le cas des Soledad Brothers et prononce son May Day Speech devant trente mille personnes sur le campus de Yale ; il écrit sur les feuilles volantes. En 1970, on le retrouve à Amman, dans les camps palestiniens. Il dort sous tente avec les fedayin du Fatah, partage la poussière, le thé, la peur, voit passer les blindés jordaniens, les bombardements, la Redoutable Septembre noir ; il couche sur des papiers de poussière des scènes inachevées et rédige des lettres féroces à ses amis français, insulte les tièdes, lit dans les regards ce qu’il ne peut plus écrire dans un roman. En 1972, retour à Paris : Mohammed Diab vient d’être assassiné par la police dans un commissariat à Versailles, Genet descend dans la rue avec les militants arabes, hurle dans les cortèges, signe les tracts, soutient les Comités Palestine, marche seul avec eux.
En 1977, dans Beyrouth, il écrit peu, mais note des phrases dans des carnets, retient le nom des lieux, Burj el-Barajneh, Chatila, dessine dans quelques mots les contours des sentinelles, l’ombre des enfants qui jouent sur les sacs de sable au pied des miradors, des murs lépreux, la mer qui bat la corniche. En septembre 1982, il entre – premier Européen – dans les camps massacrés de Sabra et Chatila, quelques heures après les derniers coups de feu à bout portant sur les corps alignés contre les murs lépreux, cris recouvrant le ressac de la mer battue contre la corniche. Il marche parmi les corps et les ruines, voit les enfants transpercés, les femmes éventrées, les odeurs d’égout, de sang séché, de lait renversé. Il fait de ces quatre heures à Chatila, Quatre heures à Chatila — texte brut, brutal, brûlant.
Vingt ans de fragments jetés, de textes de circonstance – circonstance brûlante, circonstance de feu, non pas l’occasion mais la nécessité, textes arrachés à la conjoncture et pour lui répondre, en répondre ; pour y prendre place et en assumer le choc. Textes du désastre, écrits sur les nerfs, sur les genoux, sur les papiers trouvés, réponses précaires à l’état du monde, sans horizon de livre, sans autre mandat que celui que la situation elle-même imposait.
Qu’il jette donc dans ces deux valises — noir cuir, skaï marron — ni archives ni testament, mais contenants de survie. Pas l’œuvre, mais ce qui la remplace. Ce qui surgit quand l’œuvre est devenue impossible. Ce qui continue, malgré tout, déborde quand l’écrivain se retire.
Valises comme négatif d’un corpus : la part impubliée, l’écriture qui se refuse à elle-même en s’arrachant au silence. Ce geste d’exil qui ramène tout, une parole tenue à la marge, tenue quand même. Non pour durer, mais pour répondre, pages de terrain, de guerre. Écriture sans livre, sans forme : écriture tout de même — à vif, à ras du réel, sans l’ombre d’un personnage entre lui et le monde ; des pages, des griffures, des voix prises sur le vif. L’écriture comme une fuite qui revient, cette mer qui ne se retire jamais vraiment, bat, va mordre, échoue et recommence.
Genet a quitté la chambre de Roland Dumas et va retrouver la chambre 205n du Jack’s Hôtel, sans rien cette fois. Toujours il avait vécu dans des hôtels, jamais de chez-lui, de carte bancaire, seulement du liquide – sans foyer —, deux valises pour bagages. À l’Hôtel Imperial sur le Kärntner Ring à Vienne, dans les grands palaces londoniens payés par ses éditeurs, ailleurs dans des chambres sordides près des gares — toujours des hôtels, et toujours pour quelques nuits de passage.
Que faire désormais quand les valises sont loin ? Peut-être est-ce le contraire : que dans avril ces jours-là, la toux avait rongé plus férocement la gorge, les poumons, qu’il n’y avait plus à lutter, et rien d’autre à dire. Dans quelques jours, il fera cette mauvaise chute près de son lit, tombera sur le crâne ; on retrouvera son corps deux jours plus tard.
Roland Dumas garde les valises trente-quatre ans rue du Bac. Qu’en faire ? Dumas est sans doute trop occupé à défendre les puissants, dîner sous les dorures, se vautrer dans les affaires — Mitterrand, Elf, L’Oréal, les turpitudes en cascades, les comptes en Suisse, les tapis. Un voleur, mais du bon côté du pouvoir. Qu’il plaisait à Genet pour cela — que ce soit lui, l’avocat des ministres et des rois faillis, qui garde ses papiers d’errant, de traître et de poète sans nation. Le voyou protégé par le bourgeois canaille.
Un an avant sa mort, Dumas avait fini par céder les valises à l’IMEC — comme on se débarrasse d’un fardeau qu’on a trop porté ou pas assez lu. On ouvre les valises à l’abbaye d’Ardenne. À l’intérieur, le foutoir : les cahiers d’écolier et les papiers d’hôtel, les tracts, les lettres, les projets de livres et les scénarios inédits, les fragments d’un livre jamais écrit « comme un Talmud », les journaux des Black Panthers, quelques brouillons du Captif amoureux, une grotte, un grenier, un corps sans corps.
Les valises de Jean-Genet : mausolées portatifs, ou bagages immobiles, l’unique foyer d’un homme sur départ. L’atelier ambulant et la caisse de résonance du monde humilié mais non pas vaincu. L’écriture elle-même comme cet acte de passage — se jeter tout entier dans des sacs qu’on ferme et qu’on confie. Un sanctuaire d’engagement. Au milieu des papiers, cette note : « Je ne me suis jamais cru Palestinien, cependant j’étais chez moi. » Ce qu’il pourrait dire aussi pour Harlem, pour Chatila, pour Tanger, le Maroc – où l’on jettera son corps face à la mer.
Dans la valise en exil, l’écrivain trouve une terre dans le nom même du combat, son foyer d’absence et de présence.
Alors, la folie de tout mettre dans une valise, et de considérer cette valise comme seule demeure habitable, quand toute identité, toute œuvre ou toute appartenance tient dans un bagage. Et qu’il faut partir. La folie que c’est – et qui est la seule raisonnable face –, la seule position tenable face au monde.


