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Heiner Müller | « Et dans l’écriture réside une énergie criminelle »
Entretien, juillet 1989
mardi 2 août 2022
Le 31 juillet 1989, vers la fin du Festival d’Avignon, alors que Matthias Langhoff monte au Cloître des Carmes Un champ de bataille potentiel, spectacle composé de deux pièces ayant pour thème la Révolution française : La Mission d’Heiner Müller et Au perroquet vert d’Arthur Schnitzler, le poète allemand s’entretient à la télévision française. Michel Bataillon traduit. Nous sommes quelques mois avant la chute du Mur de Berlin.
(Silence)
Est-ce qu’il y a pour M. Müller une importance particulière écrire du théâtre en Allemagne de l’Est plus qu’ici ?
Pour l’instant, c’est beaucoup plus important pour moi d’écrire en RDA.
Car il s’agit d’abord d’une société en crise.
Et avec une conscience de cette crise.
Et là-bas, le théâtre a une fonction beaucoup plus immédiate qu’ici uniquement.
Et aussi pour une raison négative, c’est qu’il n’y a là-bas pas d’opinion publique. Il n’y a pas de presse. Et que dans une certaine mesure, le théâtre est beaucoup plus ouvert et c’est au théâtre que se trouve l’opinion.
Est-ce que le théâtre est là-bas un instrument d’informations ?
L’information n’est pas un problème mais les informations viennent de la télévision.
On peut y voir huit à dix programmes de télévision.
Et tout ce qui est dit au théâtre, tout ce qui est dit sur une scène, c’est une chose dite qu’on ne peut pas reprendre.
Et le théâtre peut écarter les frontières, et peut transgresser les frontières. Faire du théâtre, c’est une transgression de frontière.
(Silence)
Si on parle de la société de l’est et de l’ouest, est-ce qu’il y a aujourd’hui, par rapport à des choses qu’il a dites naguère, un espoir quelconque dans la société de l’ouest capitaliste, ou est-ce qu’il y en a jamais eu ? Est-ce qu’il y a un autre espoir quelconque qui survit ou qui renaît dans les sociétés de l’est ? Et est-ce que c’est un objet de théâtre ?
Le seul espoir ici, dans la société occidentale, c’est qu’il demeure tel que cela est.
L’espoir des gens qui ici vivent bien.
Son espoir personnel, c’est que les choses ne demeurent pas ici dans notre société telles qu’elles sont.
Les espérances dans leur société à eux, leurs espérances sont remplies de crainte.
Mais il n’y a jamais d’espérance ou d’espoir sans danger.
Qu’est-ce qui lui donne la force et l’envie d’écrire ?
C’est une question très noble.
Ecrire est un aspect de son existence. Par exemple, de façon très primitive, il ne peut pas s’endormir sans avoir écrit.
Il a besoin de l’écriture comme soporifique.
Quand il met en scène par exemple, quand on met en scène, s’endormir est un problème. Parce que les choses de la répétition ne sont pas menées jusqu’au bout, et la tête continue à travailler.
Et lorsqu’il écrit, lorsqu’il a écrit une page, cette page est écrite, elle est finie. Et lorsqu’il la lit, immédiatement, il s’endort. C’est une réalité médicale.
On dort tout simplement bien mieux lorsque quelque chose est clos ou lorsqu’on a terminé une page.
Ça veut dire que ce n’est pas seulement pour dormir qu’il écrirait ?
On peut par exemple partir de l’idée que commettre un crime, commettre un meurtre, c’est un travail. Lorsque le meurtrier a accompli son meurtre, il peut s’endormir.
Et dans l’écriture des pièces réside une énergie criminelle.
Et vraisemblablement, lorsqu’il a déclaré que c’était réduire les choses à leur squelette, il songeait à cette énergie criminelle qui se trouve dans l’écriture dramatique.
Et pas du tout à chercher une vérité décapante ?
Il a envie de détruire des illusions par exemple lorsque les gens se sentent bien, il a envie qu’ils se sentent mal.
Lui commence à se sentir bien lorsque les gens cessent de se sentir bien.
C’est par pure perversité ou par pessimisme total sur la bêtise universelle ?
Ni pervers, ni cynique.
Il trouve qu’il y a quelque chose d’ennuyeux lorsqu’à l’issue d’une représentation théâtrale, les gens sont contents. Et c’est une chose qu’il souligne volontiers, qu’il a déjà souligné auparavant, c’est qu’il souhaite que les gens à la fin d’une représentation théâtrale se sentent seuls, se sentent isolés, se sentent dans la solitude. Ne se sentent pas réunis dans une communauté.
Alors, il doit être très triste à Avignon ? Tout le monde va voir sa pièce, et tout le monde sort en se sentant plus intelligent.
C’est une réalité festivalière. C’est un peu comme les vacances. Il pense que si nous étions dans un théâtre de répertoire, un théâtre qui joue tous les soirs, les choses seraient tout à fait différentes.