arnaud maïsetti | carnets

Accueil > DRAMATURGIES | SCÈNES & TRAVAUX > RESSOURCES & DOCUMENTS | THÉÂTRALITÉS > Müller-Matériau > Heiner Müller | « Le théâtre-laboratoire de l’imagination sociale (...)

Heiner Müller | « Le théâtre-laboratoire de l’imagination sociale »

Entretien pour L’Humanité, 1977

samedi 11 mars 2023


Entretien d’Heiner Müller à L’Humanité, en 1977

Heiner Müller (R.D.A.) nous parle de La Bataille et de son rôle d’écrivain.

La « Volksbühne » de Berlin présentera La Bataille, de Heiner Müller (du 16 au 19 novembre) au T.N.P. à Villeurbanne et au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis (du 22 au 27 novembre). La mise en scène est de Manfred Karge et Matthias Langhoff. À la Fête de l’Humanité 1976, certains de nos lecteurs ont sans doute assisté à la représentation de La Bataille. II s’agit d’une suite de cinq « scènes d’Allemagne », avec leur style propre, leur écriture, leur versification originale, qui traitent de la prise du pouvoir à l’écrasement de l’Allemagne nazie, de l’incendie du Reichstag aux combats dans les caves de Berlin.
Notre correspondant à Berlin, Bernard Humbrecht, a rencontré Heiner Müller avant son départ pour la France. Voici ce qu’il a répondu à ses questions.

« Ce n’est pas une pièce à proprement parler. C’est un collage de scènes, rédigées en grande partie après la guerre. J’ai commencé à écrire au début des années 50. À l’époque il s’agissait simplement de régler mes comptes avec le traumatisme du fascisme. J’al ressorti ce texte en 1973-1974. J’en al alors fait ce collage. »

« À l’époque où j’ai écrit cela, la situation et les motivations étaient différentes de celles de 1974. Il y avait alors chez nous, en R.D.A., comme attitude fondamentale, un antifascisme général. On croyait que le fascisme n’était qu’une question politique et économique, et qu’en expliquant ses fondements économiques on démontait l’ensemble du phénomène. Puis on a remarqué que ce n’était pas aussi simple, que les comportements fascistes, leurs aspects psychologiques ne peuvent être éliminés par l’appropriation collective des industries clés. C’est une question qui pèse sur des générations. C’est à cause de cela que j’ai remis sur le métier ces matériaux d’après-guerre. »


Question de chance

« Dans la période de reconstruction du pays, on a pu d’une certaine manlère, rendre productive la totale subordination de la classe ouvrière qui a eu leu pendant le fascisme. Mais aujourd’hui nous avons besoin de ce qui a été détruit par cette subordination même, c’est-à-dire l’initiative individuelle, le courage civique, les qualités subjectives. La paix a à voir avec cela.

« Les scènes de La Bataille décrivent des situations de contrainte dans lesquelles le facteur subjectif n’apparait que négativement. C’est une polémique contre le fascisme moral, qui n’apportait absolument rien parce qu’alors l’innocence n’était qu’une question de chance. Il y a des gens qui n’ont jamais été pris dans de telles situations, ce sont des innocents. D’un autre côté on ne peut exiger de ceux qui ont subi de telles contraintes qu’ils se comportent autrement que les personnages sur la scène (...) À partir du moment où des chances historiques ont été ratées, il n’y a plus que des situations de contrainte. Le facteur subjectif ne peut plus, ou alors est broyé. Cela conduit à la forme quelque peu aphoristique de La Bataille.

« À Genève, dans la discussion après une représentation, un vieil homme a pris la parole. Il a dit : « Je suis Juif, j’étais en camp de concentration. » › Il a été ému parce que tous ses souvenirs sont remontés à la surface. Il lui est apparu clairement que ce n’est que par hasard qu’il ne se trouvait pas dans l’autre camp, ce n’est pas son mérite d’avoir été Juif, ce n’est pas son mérite d’avoir été prisonnier. Il aurait très bien pu se trouver de leur côté.

« Quant à la question de l’œuvre « positive » ou pas, on en revient à la vieille dispute entre Friedrich Wolf et Brecht à propos de Mère Courage. Wolf disait qu’à la fin le personnage devait rejeter la guerre, car la guerre est mauvaise.


Impliquer les gens

« Pour Brecht, il n’était pas important que ce soit elle qui voit cela. Il lui importait que le spectateur le constate lui-même. La catégorisation en positif-négatif évacue toujours l’effet sur le public, exclut le spectateur. Le drame n’a pas lieu sur scène, mais entre la scène et la salle scène. (…) Brecht, en théorie, part du point de vue qu’arrivera le temps où le théâtre ne sera plus constitué de la division entre acteurs et public. Cela présume la suppression de la division du travail. C’est une utopie communiste. Tout le reste est transitoire. »

« Un rapport contradictoire, une relation conflictuelle doivent exister entre la scène et les spectateurs. Il est ennuyeux d’avoir un public qui, soit ne fait qu’approuver, soit ne fait que refuser. Il s’agissait pour Brecht, avant tout, d’instruire. Je crois que cela, c’est terminé. D’autres médias doivent accomplir cette tâche. Le théâtre ne peut plus avoir cette fonction. Pour moi, il s’agit d’impliquer les gens dans un processus. Je trouve utile qu’ils se demandent, après cette pièce « Comment me serais-je comporté ? »

« Il existe une formulation du philosophe Wolfgang Heise que Je fais mienne volontiers. Il définit le théâtre comme le laboratoire de l’imagination sociale. La société capitaliste, mais aussi les sociétés industrielles en général, ont tendance à instrumentaliser l’imaginaire, en tout cas à le réduire. Je crois que la fonction principale de l’art est de mobiliser l’imagination.

« Par ailleurs, J’estime, après Walter Benjamin, qu’un art socialiste ne s’en sort pas sans caractère didactique. Il faut faire en sorte que le plus grand nombre de gens possible puisse avoir l’usage de ce qu’on écrit. Cela ne signifie pas abaisser le niveau. Mais il n’est pas souhaitable que l’art et la littérature prennent simplement en charge le travail propre a la presse.

« J’ai constaté qu’aux Etats-Unis, il suffit que quelqu’un ait l’idée de fonder un parti pour la suppression des arbres fruitiers, et il fonde ce parti. Cette forme de tolérance ne sert qu’à canaliser les impulsions, à les rendre inoffensives. Les initiatives d’imagination sont immédiatement transformées en marchandises, et ainsi détournées de leur fonction sociale. C’est la même technique qui sert à diviser, canaliser, les énergies révolutionnaires. Ce danger. existe dans toute société industrielle. Chez nous en RDA, le potentiel industriel n’est pas encore assez massif pour que le danger soit très grand. Mais il existe. Par exemple la solidarité et l’action pour le Vietnam ont toujours été faites par le biais des institutions. Il n’y avait aucune possibilité d’agir individuellement. On payait sa contribution. C’est allé si loin qu’on pouvait la faire déduire de son salaire. Je trouve mauvais qu’on ôte aux gens la possibilité de faire ou de dire quelque chose en tant qu’individus, et qu’une institution les en décharge. Cela ne les rend pas politiquement majeurs et leur ôte la plaisir (…)


Une canaille

« J’ai entendu récemment un spectateur à l’entracte d’une pièce sur la RDA, dire à son volsin (il avait un peu bu) : « Je peux déjà vous dire : tout finira bien, la classe triomphera. » La réalité était présentée de telle manière que tout était, à la fin, en ordre, que tout conflit était résolu sur scène. On retire alors tout le travail au public. Il faut se défendre contre le fait qu’une histoire soit close sur la scène. Un texte vit de la contradiction entre l’intention, le matériau, l’auteur et la réalité. Tout auteur confronté à des textes auxquels sa plume se refuse et qui leur cède, pour éviter la collision avec le public, est comme Friedrich Sclegel le remarquait - « une canaille » : il sacrifie l’effet au succès, condamne son texte à la mort par les applaudissements. »

(Recuelli par BERNARD UMBRECHT.)


(HIER A SAINT-DENIS, au cours d’un déjeuner de presse, Heiner Müller, ayant à ses cotés les metteurs en scène de La Bataille et des acteurs français inclus dans le spectacle, remarqua notamment que « Jean-Luc Godard est une des rares réceptions productives du message de Brecht…)