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Internet | de la condition du blogueur
lundi 23 février 2009
Ce qu’ils avaient bâti, patiemment, au fil des années, c’était une sorte non pas d’espace, non pas de réseau, mais de court-circuit généralisé sur les urgences du monde. Patiemment (ce mot s’imposait avec celui d’urgence, et ce n’était pas une contradiction : simplement, l’urgence de répondre du monde s’était affirmée comme cela, avec patience, avec ténacité, avec lenteur de fourmis et vigueur) s’était constitué ce qui ne s’appelait toile que pour l’araignée : tenir sur le fil pour mieux bifurquer.
Comité invisible, c’est-à-dire : visible, mais partout, et donc, non visible quelque part en particulier : s’était forgé un élément dans lequel ils évoluaient. Ils avaient tous en commun la solitude du travail - non pas communauté (avec partage de la même idée : non), mais étoilement de solitudes : ligature du temps qui parlait en eux, à travers eux la surgissement des présents. Constitution de lignes de front - occupation d’un territoire sans rebord (où partout figurait un bord possible du monde au-delà duquel tomber).
Du blogueur n’existait finalement aucune condition préalable, et au juste, ce que chacun y mettait était si différent. Il y avait ceux qui ne comprenaient pas le sens d’investissement d’un tel territoire et qui ne faisait que du bruit prolongé dans les débats stériles de l’époque : cela pouvait sembler alors une tentative pour eux de remplir du vide de soi par les vides des autres : et de cette quête ontologique vers le néant du monde ne restait parfois que des lambeaux de paroles qui s’échinaient dans la tautologie du "moi-je" d’avis de circonstances, outrances de la subjectivité qui s’effondrait. Ils étaient nombreux, ceux-là qui n’étaient avides que de se complaire dans leur propre image, jusqu’à s’y abîmer. Mais ces blogueurs, éditorialistes d’eux-mêmes, étaient happés dans la toile qui finissait par les avaler. Oui, certains, les plus jeunes peut-être, se racontaient, refusaient la confrontation au monde. Il fallait faire le tri, c’était comme partout. Ils se lassaient vite d’ailleurs, et le tri se faisait mécaniquement.
Seuls demeuraient les autres, ceux qui, par haine de leur subjectivité, se donnait au corps mutualisé, dispersé, traversé des autres, que le net dressait pour eux, qu’ils dressaient pour tous. Ni communauté, ni individualité bornée d’eux en propre : mais flux aux tensions diverses et contradictoires, mais puissance, conquête de cette puissance renouvelée, et le mot virtuel redevenait ce qu’il était, dans la langue des Anciens : la force d’actualisation dans le monde d’une puissance. Le virtuel, c’est ce qui tend à devenir possible, disaient-ils.
Quand ils se rencontraient, entre blogueurs (parce qu’ils finissaient par se voir : et tel aussi était un sens possible à la vie : mais ce que l’on rencontrait en aval avait déjà en amont été préparé par une rencontre plus décisive encore : on rencontrait un travail, on l’aimait d’abord avant d’aimer la personne qui le bâtissait : au juste, on y gagnait en justesse, et faut-il le dire : en joie), les conversations continuaient là où on les avait laissées sur l’écran, les forces d’inventions du monde se nourrissaient. Ce n’était pas "en vrai" que l’on se voyait, mais en personne - et à telle heure ; c’était la même vérité qui trouvait d’autres moyens pour se prolonger.
Des intersections paradoxales que chacun occupait (axiome de base : "soi-même comme l’unique espace commun entre deux espaces hétérogènes" - que le blog croise telle intersection jazz/philo ; arts/littérature ; présence/absence ; ville rêvée/ville réelle ; parole imaginée/silence travaillée ; hapax œuvré ; jungle occupé (etc.)), partout se dessinait une ville qu’en partage on nommait monde : monde déterritorialisé, toujours ailleurs quand c’est là où on le voudrait.
Monde sens, monde infime dans l’infime déplacements des évidences que le blog autorise. S’écrivait enfin (est-ce une fin ?) le journal terrassé de la ligne : un journal en ligne contre la ligne ("a-t-on jamais vu une ligne se promener ?" Michaux, "aventures de lignes"), un journal non linéaire, non d’actualité, mais de l’actualisé, sans cesse : du moment présent, et dans l’accumulation des sources et des renvois, aucune archive : ou : archive du temps présent.
A l’empilement vertical des blogs, avait succédé l’empilement horizontal de blogs à blogs qui créaient des relations d’inconnu. Sécréter des contenus devenait secondaire - on creusait des relations, on approfondissait le présent en temporalités successives, désordonnées, éphémères, traversées de passés, de futurs possibles, abandonnés - repris plus loin. C’étaient des voix du large qui déplaçaient les forces mortes de l’ancien monde en langage de chaos joyeux, articulations du vertige fixé, et désaxé.
Parade sauvage dont nous tous avons une clé.