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La Toile | quelque chose à agencer
jeudi 13 mars 2008
Contre-journal de Libération annoté aujourd’hui, 13 mars 2008, par ceux qui parlent le mieux de cette articulation essentielle entre l’écran, le monde et la langue ; on y parle de marges, de ronds dans l’eau et même de grimaces à faire seul dans le miroir, on parle ailleurs plus justement de transparence et d’effacement face aux mondes, de gestes qui s’opèrent à la surface - on titre le tout gueuloir, et pourquoi pas (même si dans un cas : le mot à l’épreuve de soi ; dans l’autre, friction (le mot y est plus juste) comme épreuve même qui lie la phrase au monde, à sa lecture, à sa production - même geste circulaire et ininterrompu).
Je pense alors (en prolongement...) à ce qui relie secrètement la chambre de Woolf à la cave de Kafka, à l’atelier de Giacometti et à la pièce tapissée de liège de Proust : sans doute est-ce plus que la simple fonction du lieu destiné à l’écriture. Ce qui les relie, c’est d’une certaine manière le désir étrange qu’on a aujourd’hui de les relier. C’est le lien même que ces lieux tissent en moi, à travers le temps - image du réseau, de la traversée éprouvée dans le langage. Le réseau constitué par et dans le langage, et qu’on éprouve à la lecture : le réseau comme appelé par l’écriture pour qu’elle se constitue en tant que telle, à la lecture. Alors, c’est à chaque fois l’image d’un écran qu’on traverse, l’image de cette traversée, qui s’impose quand je pense à leur geste : parce que ces chambres ne sont closes qu’en tant qu’elles désignent l’objet clos vers lequel elles sont malgré tout orientées - mais en dehors de laquelle leur désir s’échappe : l’écriture n’est pas une chambre close. Mais une toile qu’on traverse, depuis toujours - et qui aujourd’hui se donne dans une forme désignant le geste même qu’il énonce. Cette ouverture n’a pas de limite, ni de durée, interface-monde qui s’élance en ligne directe depuis leur origine infinie vers ici, encore et encore.
Ces chambres existent dans notre imaginaire en lieu et place de la parole, en relai de cette parole qu’on tâtonne avec le poignet sur la page, horizontalité de la feuille posée et de la ligne qui la suit, verticalité obtenue par la page noircie, et entre les deux : cette verticalité qui traverse soi à l’autre, cette horizontalité qui nous unit dans le même mot énoncé en soi, et comme en même temps à des années d’intervalle. Chambre comme support et objet, et sujet même de ce qu’elles projettent. Ces chambres ont aujourd’hui leur équivalent immatériel, corps sans organes qui nous relie au monde : toile étoilée de réseaux en réseaux qu’on nomme : web, internet.
Cette chambre claire enferme la lumière pour mieux la redonner ; machine : écran rectangulaire posé devant moi comme je le remplis en même temps que je parle en moi la langue que je cherche, et que cherchent pour moi à la fois l’écran et la langue même ; se dire que cette chambre, toile qui m’inclus et que je tisse (ces cordes tendues, ces chaînes d’or), dont je fais tout à la fois partie et hors laquelle je me tiens pour mieux la prolonger, cette chambre, donc, a porte ouverte désormais sur l’immédiat qu’on ouvre d’un geste du poignet, d’un seul mouvement de doigt, et fenêtres ouvertes alors figurées sur mon écran comme image de cette ouverture et accès à cette immédiateté même.
Je pense au lien comme maître mot imposé partout ; mais ce qu’il dégage dans son flou même, dans son erreur - toute une justesse, une puissance de la relation qui est la littérature même, c’est-à-dire surtout un mouvement de décentrement, hors de soi et hors d’elle : refus de la littérature seulement et pauvrement écrite - choix de celle qui vibre, remue.
Je pense aussi et presque logiquement au lieu qui se dessine alors, à ce nouveau lieu qu’on arpente, (et combien sur internet le chemin se confond désormais avec le cheminement) : se dire que la chambre de Proust n’est pas une si mauvaise image-sœur : Gracq écrit à la fenêtre, terre dégagée face à lui, et pareil pour Duras (elle prenait soin de faire son lit avant : nécessité de la place nette derrière soi ; et si on en mourrait ?) : et c’est une même chose qu’internet rejoint (malgré lui ou non : peu importe), cette image du lieu comme noyau puissamment central et divergent, organisation des flux qui le poussent en dehors de lui, vers autre chose que lui.
Ce qui a changé, c’est que la solitude de la chambre est désormais peuplée - le texte écrit et publié dans le même temps, et aux yeux de tous ceux qui se tiennent devant le livre ouvert - mais plusieurs solitudes ne font pas une foule amassée ensemble qui bavarde ; au contraire. Car qui s’est modifié aussi, c’est le temps entre le mot traversé en soi et sa traversée de l’autre côté de soi, sur l’écran en partage, mais pas le silence et la solitude avec lesquels le texte se lit et se réécrit à sa suite. Et qui dira que c’est un recul, le partage ? (quant aux moi-je dégoulinés sur certaines pages, on ne les lit pas : on ne lit pas ce qui annule le mouvement même qu’appelle le web : ces pages n’existent pas, voilà tout.)
L’atelier est à ciel-ouvert, le carnet aux quatre vents, la langue s’essaie à elle même, essaie le monde à sa mesure, essaie sa propre mesure à la hauteur de ce qu’elle peut nommer, au fur et à mesure de son avancée (Montaigne est si proche de cette avancée toujours risquée dans la langue et en soi, et hors soi, surtout) : carnet immense qui se remplit sous les yeux (mon espace comme monade de l’espace gigantesque qui m’entoure, comme reflet en miniature de sa propre logique, comme répétition à ma mesure de l’échelle du monde qui me contient), et le mouvement même qui l’inscrit devient l’œuvre - une œuvre œuvrée : Rabelais aurait trouvé son compte, comme ses amis éditeurs, Dolet et autres - on regrette juste que ceux qui l’ont brûlé existent toujours, d’une certaine manière (je suis passé devant la place Maubert, tout à l’heure : salut à l’éditeur lyonnais).
Investir ce lieu qu’est le web, c’est ainsi continuer la même exigence, ce même mouvement amorcé jadis : rester fidèle à ce qu’ils nous ont laissé, et ce pourquoi nous n’avons pas renoncé.
Internet comme lieu et comme mouvement qui nous mène à ce lieu, comme vitesse de déplacement et de reconfiguration incessante de ce lieu et de ces déplacements. Ce lieu qu’on arpente, qui fait naitre la relation qu’on tisse patiemment avec le monde se donne ici, en ligne tendue droite et circulaire (internet comme circulation même) : finalement : lieu même vers lequel écrire nous mène et en lequel écrire trouve son sens ; c’est ce mouvement qui fait exister l’écriture, et sans quoi le livre n’est qu’une pile de pages posées sur et contre une autre pile de pages entassée dans une pièce vide, fermée à clé, et au tour de laquelle on ferait semblant de prier ; temple vide, simple superstition qu’on perpétue sans savoir. Ici, tout l’inverse.
Alors je pense finalement à cette question (en partage, aussi) — internet : à quoi tient la projection d’un lieu ?