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Roland Barthes | de l’œuvre au texte

lundi 23 février 2009


 Quand il s’agit parler de la place de l’écriture dans la toile (ou de la place de la toile dans l’écriture numérique – ou de la place du numérique dans l’écriture de la toile – ou…), on a tendance à essayer de puiser dans d’anciennes idées, d’anciens concepts, d’anciens mots pour cerner des mutations très récentes. Mais il semble très vite évident que ces mutations ont toujours été au cœur du souci qu’ont eu les auteurs de toutes les époques d’utiliser les outils de leur monde pour parler de leur monde : et à partir de ce monde là, saisir l’articulation du langage avec son propre temps, déterminer ce point d’appui, ce levier du langage qui nous permet de reconnaître ce monde et ses nouveaux usages.

Quand il s’agit de parler des changements que le numérique impose à l’écriture (tout en ayant conscience, donc, que ces changements là ont lieu depuis toujours : déplacements de formes, et non d’enjeux), d’en parler de loin, et en temps réduit, (à la radio par exemple), on aurait plutôt tendance, par conséquent, à refuser de poser des mots trop définitifs ou trop marqués, et s’en tenir à une approche plus modeste, progressive, à tâtons, en ronds plus ou moins concentriques – et encore, on n’échappe que rarement à l’écueil métaphorique. On aurait même envie d’en proposer des définitions négatives (ce que l’écriture numérique n’est pas) – et très vite, on s’épuise soi même en épuisant les stratégies d’évitement. C’est alors qu’on nous demande des mots nouveaux. Bien sûr, on n’en
trouve pas.

On cherche quand même – parce que dès lors, on ne parvient pas à éviter le malentendu. On cherche, par hasard, des appuis, des liens. Et fatalement, on trouve, par hasard (ou presque). On trouve ce texte de Roland Barthes qui n’a rien à voir, a priori. Il s’intitule « De l’œuvre au Texte », a paru dans Revue d’Esthétique, et peut se lire dans le recueil des Essais Critiques IV intitulé « Le Bruissement de la langue » (ed. Seuil). Il date de 1971, mais semble écrit comme pour aujourd’hui – répond à nos propres questions : qu’est ce que l’écriture numérique change aux pratiques d’écriture ? Surtout – sur quoi ouvre l’espace numérique ? Non pas seulement ce qu’il change, mais ce qu’il produit, ce qu’il provoque, ce qu’il poursuit aussi, ce qu’il ne fait que prolonger.

Ce texte de Barthes est long. On dit que la lecture sur internet ne supporte pas de texte long. Raison de plus pour le donner ici, in extenso. On se proposera de l’allonger, autant que possible : on n’hésitera pas non plus (surtout) à revenir sur ce qui se dit ici pour l’interroger, à nouveau, ne faire que poser des jalons pour le futur (compléter cette lecture au fur et à mesure, aussi longtemps que possible, jusqu’à ce que le commentaire soit aussi long, voire plus long que le texte – c’est une idée.) Et surtout, forer le texte en lui cherchant des ramifications, élargir son spectre en lui proposant dès que possible ce qu’on appelle des liens : beaucoup le font. Mais ici : pratiquer l’usage systématique du creuset hypertexte, pas seulement pour informer le texte, mais surtout pour le motiver, c’est-à-dire, dans une certaine mesure : créer des relations non motivées (ne pas se l’interdire, en tout cas).

Il me faut ajouter une dernière chose : l’article de Barthes est une réflexion qui porte avant tout sur la définition de textes qui échappent à tout marquage générique et même formel – c’est tout le propos de Barthes précisément de ne leur assigner aucun espace, ni détermination. Lire ce texte, ainsi que je le fais, comme une lucide et profonde réflexion sur ce qui aujourd’hui occupe l’espace numérique (pour ce qui est des sites qui nous importent le plus), ce n’est pas tirer l’article de Barthes vers ce qu’il n’est pas – mais basculer du Texte à l’Hypertexte (comme d’autre l’ont lu) afin de nous donner des armes : et parce que internet semble avoir actualisé ce qui est ici en germe. En somme, ce que le texte de Barthes ne faisait que virtualiser, le numérique en a proposé une forme, une force, un territoire sans borne.


C’est un fait que, depuis quelques années, un certain changement s’est opéré (ou s’opère) dans l’idée que nous nous faisons du langage et, par voie de conséquence, de l’œuvre (littéraire) qui doit à ce même langage au moins son existence phénoménal. Ce changement est évidemment lié au développement actuel (entre autres disciplines) de la linguistique, de l’anthropologie, du marxisme, de la psychanalyse (le mot « liaison » est ici employé d’une façon volontairement neutre : on ne décide pas d’une détermination, fût-elle multiple et dialectique).

La nouveauté qui a incidence sur la notion d’œuvre ne provient pas forcément du renouvellement intérieur de chacune de ces disciplines, mais plutôt de leur rencontre au niveau d’un objet qui par tradition ne relève d’aucune d’elles. On dirait en effet que l’interdisciplinaire, dont on fait aujourd’hui une valeur forte de la recherche, ne peut s’accomplir par la simple confrontation de savoirs spéciaux ; l’interdisciplinaire n’est pas de tout repos : il commence effectivement (et non par la simple émission d’un vœu pieux) lorsque la solidarité des anciennes disciplines se défait, peut-être même violemment à travers les secousses de la mode, au profit d’un objet nouveau, d’un langage nouveau, qui ne sont ni l’un ni l’autre dans le champ des sciences que l’on visait paisiblement à confronter ; c’est précisément ce malaise de classification qui permet de diagnostiquer une certaine mutation.

La mutation qui semble saisir l’idée d’œuvre ne doit pas, cependant, être surévaluée ; elle participe d’un glissement épistémologique, plus que d’une véritable coupure : celle-ci, comme on l’a dit souvent, serait intervenue au siècle dernier, à l’apparition du marxisme et du freudisme ; aucune coupure nouvelle ne se serait produite et l’on peut dire que, d’une certaine manière, depuis cent ans, nous sommes dans la répétition. Ce que l’Histoire, notre Histoire, nous permet aujourd’hui, c’est seulement de glisser, de varier, de dépasser, de répudier. De même que la science einsteinienne oblige à inclure dans l’objet étudié la relativité des repères, de même l’action conjuguée du marxisme, du freudisme et du structuralisme oblige, en littérature, à relativiser les rapports du scripteur, du lecteur et de l’observateur (du critique).


A l’interdisciplinaire, donc, on ajoutera l’outil qui permet leur confrontation – un lieu où les démarches non seulement échangent, s’échangent (de place, de rôle), se recoupent, et même se coupent (comme on dit lors d’une conversation que l’un a coupé l’autre) : un espace où plus aucune démarche n’est identifiée depuis leur source d’autorité (d’où l’on parle) : un lieu qui est leur propre origine introuvable, en avant. Et ne pas s’étonner à lire « glissement plutôt que coupure » : c’est qu’ici se joue des mutations qui ont lieu depuis toujours, et que c’est en elle précisément que se situe l’enjeu – ou, pour le dire autrement, cette mutation, longue et puissante qui emporte, est l’autre nom de la littérature. Et si le basculement épistémologique a eu lieu à la fin du XIXème, il a fallu qu’un outil, une surface réfléchissante et englobante, lui donne corps, ou pour mieux dire : les incorpore dans leur propre nature radicale, et totalisante.

En face de l’œuvre – notion traditionnelle, conçue pendant longtemps, et aujourd’hui encore, d’une façon, si l’on peut dire, newtonienne –, il se produit l’exigence d’un objet nouveau, obtenu par glissement ou renversement des catégories antérieures. Cet objet est le Texte. Je sais que ce mot est à la mode (moi-même, je suis entraîné à l’employer souvent), donc suspects à certains ; mais c’est précisément pour cela que je voudrais en quelque sorte me rappeler à moi-même les principales propositions à la croisée desquelles le Texte se trouve à mes yeux ; le mot « proposition » doit s’entendre ici dans un sens plus grammatical que logique : ce sont des énonciations, non des argumentations, des « touches », si l’on veut, des approches qui acceptent de rester métaphoriques. Voici ces propositions : elles concernent la méthode, les genres, le signe, le pluriel, la filiation, la lecture.

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1. Le Texte ne doit pas s’entendre comme d’un objet computable. Il serait vain de chercher à départager matériellement les œuvres des textes. En particulier, il ne faut pas se laisser aller à dire : l’œuvre est classique, le texte est d’avant-garde ; il ne s’agit pas d’établir au nom de la modernité un palmarès grossier et de déclarer certaines productions littéraires in et d’autres out en raison de leur situation chronologique : il peut y avoir « du Texte » dans une œuvre très ancienne, et bien des produits de la littérature contemporaine ne sont en rien des textes.

La différence est la suivante : l’œuvre est un fragment en substance, elle occupe une portion de l’espace des livres (par exemple dans une bibliothèque.) Le Texte, lui, est un champ méthodologique. L’opposition pourrait rappeler (mais nullement reproduire terme à terme) la distinction proposée par Lacan : la « réalité » se montre, le « réel » se démontre ; de même, l’œuvre se voit (chez les libraires, dans les fichiers, dans les programmes d’examen), le texte se démontre, se parle selon certaines règles (ou contre certaines règles) ; l’œuvre se tient dans la main, le Texte tient dans le langage : il n’existe que pris dans un discours (ou plutôt il est Texte par cela même qu’il le sait) ; le Texte n’est pas la décomposition de l’œuvre, c’est l’œuvre qui est la queue imaginaire du Texte.

Ou encore : le Texte ne s’éprouve que dans un travail, une production. Il s’ensuit que le Texte ne peut s’arrêter (par exemple, à un rayon de bibliothèque) ; son mouvement constitutif est la traversée (il peut notamment traverser l’œuvre, plusieurs œuvres).


Pas seulement intertexte, mais parcours du langage à travers le langage : pas seulement parcours, mais vitesse de ce parcours. Le mot production au centre, comme injonction, comme formulation critique de la démarche.

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2. De la même façon, le Texte ne s’arrête pas à la (bonne) littérature ; il ne peut être pris dans une hiérarchie ni même un simple découpage des genres. Ce qui le constitue est au contraire (ou précisément) sa force de subversion à l’égard des classements anciens. Comment classer Georges Bataille ? Cet écrivain est-il un romancier, un poète, un essayiste, un économiste, un philosophe, un mystique ?

La réponse est si malaisée que l’on préfère généralement oublier Bataille dans les manuels de littérature ; en fait, Bataille a écrit des textes, ou même, peut-être, toujours un seul et même texte. Si le Texte pose des problèmes de classification (c’est d’ailleurs l’une de ses fonctions « sociales ») c’est qu’il implique toujours une certaine expérience de la limite (pour reprendre une expression de Philippe Sollers).

Thibaudet parlait déjà (mais dans un sens très restreint) d’œuvres limites (telle la Vie de Rancé de Chateaubriand, qui effectivement, aujourd’hui nous apparaît comme un « texte ») : le Texte est ce qui se porte à la limite des règles de l’énonciation (la rationalité, la lisibilité, etc.).

Cette idée n’est pas rhétorique, on n’y recourt pas pour faire « héroïque » ; le Texte s’essaie très exactement derrière la limite de la doxa (l’opinion courante, constitutive de nos sociétés démocratiques, puissamment aidée par les communications de masse, n’est-elle pas définie par ses limites, son énergie d’exclusion, sa censure ?) ; en prenant le mot à la lettre, on pourrait dire que le Texte est toujours paradoxal.


Et en cela marginal : qu’il tire sa puissance de sa position minoritaire. Son devenir révolutionnaire fonde non seulement son discours politique, mais surtout sa position éthique. La marge, c’est ce qui tient les pages du cahier. Ou pour le dire comme Heiner Müller : « parler des marges à partir des marges, parce que, au centre, rien ne bouge »

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3. Le Texte s’approche, s’éprouve par rapport au signe. L’œuvre se ferme sur un signifié. On peut attribuer à ce signifié deux modes de signification : ou bien on le prétend apparent, et l’œuvre est alors l’objet d’une science de la lettre, qui est la philologie : ou bien ce signifié est réputé secret, dernier, il faut le chercher, et l’œuvre relève alors d’une herméneutique, d’une interprétation (marxiste, psychanalytique, thématique, etc.) ; en somme, l’œuvre fonctionne elle-même comme un signe général, et il est normal qu’elle figure une catégorie institutionnelle de la civilisation du Signe.

Le Texte, au contraire, pratique le recul infini du signifié, le Texte est dilatoire ; son champ est celui du signifiant ; le signifiant ne doit pas être imaginé comme « la première partie du sens », son vestibule matériel, mais bien au contraire comme son après-coup ; de même, l’infini du signifiant ne renvoie pas à quelque idée d’ineffable (de signifié innommable), mais à celle de jeu ; l’engendrement du signifiant perpétuel (à la façon d’un calendrier du même nom) dans le champ du Texte (ou plutôt dont le Texte est le champ) ne se fait pas selon une voie organique de maturation, ou selon une voie herméneutique d’approfondissement, mais plutôt selon un mouvement sériel de décrochement, de chevauchements, de variations ; la logique qui règle le Texte n’est pas compréhensive (définir « ce que veut dire « l’œuvre »), mais métonymique ; le travail des associations, des contiguïtés des reports, coïncide avec une libération de l’énergie symbolique (si elle lui faisait défaut, l’homme mourrait).

L’œuvre (dans le meilleur des cas) est médiocrement symbolique (sa symbolique tourne court, c’est-à-dire s’arrête) ; le Texte est radicalement symbolique : une œuvre dont on conçoit, perçoit et reçoit la nature intégralement symbolique est un Texte. Le Texte est de la sorte restitué au langage ; comme lui, il est structuré, mais décentré, sans clôture (notons, pour répondre au soupçon méprisant de « mode » qu’on porte quelquefois sur le structuralisme, que le privilège épistémologique reconnu actuellement au langage tient précisément à ce qu’on lui nous avons découvert une idée paradoxale de la structure : un système sans fin ni centre)


Un système, en somme, dont le centre serait nulle part, et la circonférence, partout (et qui reculerait). Un système structuré comme le langage, et capable inventer pour lui-même son propre langage.

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4. Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu’il a plusieurs sens, mais qu’il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable).

Le Texte n’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée ; il ne peut donc relever d’une interprétation, même libérale, mais d’une explosion, d’une dissémination. Le pluriel du Texte tient, en effet, non à l’ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l’on pourrait appeler la pluralité stéréophonique des signifiants qui le tissent (étymologiquement, le texte est un tissu) : le lecteur du Texte pourrait être comparé à un sujet désœuvré (qui aurait détendu en lui tout imaginaire) : ce sujet passablement vide se promène (c’est ce qui est arrivé à l’auteur de ces lignes, et c’est là qu’il a pris une idée vive du Texte) au flanc d’une vallée au bas de laquelle coulé un oued (l’oued est mis là pour attester un certain dépaysement) ; ce qu’il perçoit est multiple, irréductible, provenant de substances et de plans hétérogènes, décrochés : lumières, couleurs, végétations, chaleur, air, explosions ténues de bruits, minces cris d’oiseaux, voix d’enfants de l’autre côté de la vallée, passages, gestes, vêtements d’habitants tout près ou très loin : tous ces incidents sont à demi-identifiables : ils proviennent de codes connus, mais leur combinaison est unique, fonde la promenade en différence qui ne pourra se répéter que comme différence.

C’est ce qui se passe pour le Texte : il ne peut être lui que dans la différence (ce qui ne veut pas dire son individualité) ; sa lecture est semelfactive (ce qui rend illusoire toute science inductive-déductive des textes : pas de « grammaire » du texte), et cependant entièrement tissée de citations, de références, d’échos : langage culturels (quel langage ne le serait pas ?), antécédents ou contemporains, qui le traversent de part en part dans une vaste stéréophonie.

L’intertextuel dans lequel est pris tout texte, puisqu’il est lui même l’entre-texte d’un autre texte, on ne peut le confondre avec quelque origine du texte : rechercher les « sources », les « influences » d’une œuvre, c’est satisfaire au mythe de la filiation : les citations dont est fait un texte sont anonymes, irrepérables, et cependant déjà lues : ce sont des citations sans guillemets. L’œuvre ne dérange aucune philosophie moniste (il en est, on le sait, d’antagonistes) : pour cette philosophie, le pluriel est le mal.

Aussi, face à l’œuvre, le Texte pourrait bien répondre pour devise la parole de l’homme en proie aux démons (Marc. 5, 9) : « Mon nom est légion, car nous sommes plusieurs. » La texture plurielle ou démoniaque qui oppose le Texte à l’œuvre peut entraîner des remaniements profonds de lecture, là précisément ou le monologisme semble être la Loi : certains des « textes » de l’Ecriture sainte, récupérés traditionnellement par le monisme théologique (historique ou anagogique) s’offriront peut-(être à une diffraction des sens (c’est dire finalement à une lecture matérialiste cependant que l’interprétation marxiste de l’œuvre, jusqu’ici résolument moniste, pourra se matérialiser davantage en se pluralisant (si toutefois les « institutions » marxistes le permettent)


Texte diabolique – multiple, fuyant, innombrable, plastique, hétérogène – territoire d’une certaine désidentité, d’une défiguration érigée en règle d’art : en condition d’existence. Le multiple fonde l’espace numérique, comme l’individu fondait (jadis) l’œuvre. De là le refus de toute détermination filiale pour un tel espace, de toute origine.

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5. L’œuvre est prise dans un processus de filiation. On postule une détermination du monde (de la race, puis de l’Histoire) sur l’œuvre, une consécution des œuvres entre elles et une appropriation de l’œuvre à son auteur. L’auteur est réputé le père et le propriétaire de son œuvre ; la science littéraire apprend donc à respecter le manuscrit et les intentions déclarées de l’auteur, et la société postule une légalité du rapport de l’auteur à son œuvre (c’est le « droit d’auteur » à vrai dire récent, puisqu’il n’a été vraiment légalisé qu’à la Révolution.)

Le Texte, lui, se lit sans l’inscription du Père. La métaphore du Texte se détache ici encore de la métaphore de l’œuvre ; celle-ci renvoie à l’image d’un organisme qui croît par expansion du vitale, par « développement » (mot significativement ambigu : biologique, et rhétorique) : la métaphore du texte est celle du réseau ; si le Texte s’étend, c’est sous l’effet d’une combinatoire, d’une systématique (image d’ailleurs proche des vues de la biologie actuelle sur l’être vivant) ; aucun « respect » vital n’est donc dû au Texte : il peut-être cassé (c’est d’ailleurs ce que faisait le Moyen Age avec deux textes pourtant autoritaires : l’Ecriture sainte et Aristote) ; le Texte peut se lire sans la garantie de son père ; la restitution de l’intertexte abolit paradoxalement l’héritage.

Ce n’est pas que l’Auteur ne puisse « revenir » dans le Texte, dans son texte ; mais c’est alors, si l’on peut dire, à titre d’invité : s’il est romancier, il s’y inscrit comme l’un des es personnages, dessiné dans le tapis ; son inscription n’est plus privilégiée, paternelle, aléthique, mais ludique : il devient, si l’on peut dire, un auteur de papier ; sa vie n’est plus à l’origine de ses fables, mais une fable concurrente à son œuvre ; il y a réversion de l’œuvre sur la vie (et non plus le contraire) ; c’est l’œuvre de Proust, de Genet, qui permet de lire leur vie comme un texte : et le mot « bio-graphie » reprend un sens fort, étymologique : et, du même coup, la sincérité de l’énonciation, véritable « croix » de la morale littéraire, devient un faux problème : le je qui écrit le texte n’est jamais, lui aussi, qu’un je de papier.


Il lui arrive aussi d’être plusieurs. D’être plusieurs réseaux emmêlés.

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6. L’œuvre est ordinairement l’objet d’une consommation ; je ne fais ici nulle démagogie en me référant à la culture dite de consommation, mais il faut bien reconnaître que c’est aujourd’hui la « qualité » de l’œuvre (ce qui suppose finalement) une appréciation du « goût ») et non l’opération même de la lecture qui peut faire des différences entre les livres : la lecture « cultivée » ne diffère pas structuralement de la lecture de train (dans les trains).

Le Texte (ne serait-ce que par son « illisibilité » fréquente) décante l’œuvre (si elle le permet) de sa consommation et la recueille comme jeu, travail, production, pratique. Cela veut dire que le Texte demande qu’on essaie d’abolir (ou tout au moins de diminuer) la distance entre l’écriture et la lecture, mais en les lisant tous deux dans une même pratique signifiante. La distance qui sépare la lecture de l’écriture est historique.

Dans les temps de la plus forte division sociale (avant l’instauration des cultures démocratiques), lire et écrire étaient à égalité des privilèges de classe : la Rhétorique, grand code littéraire de ces temps, apprenait à écrire (même si ce qui était ordinairement produit était des discours, non des textes) ; il est significatif que l’avènement de la démocratie ait renversé le mot d’ordre : ce dont l’Ecole (secondaire) s’enorgueillit, c’est d’apprendre à (bien) lire, et non plus à écrire (le sentiment de cette carence redevient aujourd’hui à la mode : on réclame du maître qu’il enseigne au lycéen à « s’exprimer »), ce qui est un peu remplacer une censure par un contresens)

En fait lire, au sens de consommer, c’est ne pas jouer avec le texte. « Jouer » doit être pris ici dans toute la polysémie du terme : le texte lui-même joue (comme une porte, comme un appareil dans lequel il y a du « jeu ») ; et le lecteur joue, lui, deux fois : il joue au Texte (sens ludique), il cherche une pratique qui le re-produise ; mais pour que cette pratique ne se réduise pas à une mimésis passive, intérieure ( le Texte est précisément ce qui résiste à cette réduction), il joue le Texte ; il ne faut pas oublier que « jouer » est aussi un terme musicale ; l’histoire de la musique (comme pratique, non comme « art ») est d’ailleurs assez parallèle celle du Texte ; il fut une époque où, les amateurs actifs étant nombreux (du moins à l’intérieur d’une certaine classe), « jouer » et « écouter » constituaient une activité fort peu différenciée ; puis deux rôles sont successivement apparus : d’abord celui de l’interprète, auquel le public bourgeois (bien qu’il sûr encore lui-même jouer quelque peur : c’est toute l’histoire du piano) déléguait son jeu ; puis celle de l’amateur (passif), qui écoute de la musique sans savoir en jouer (au piano a effectivement succédé le disque) ; on sait qu’aujourd’hui la musique postsérielle a bouleversé le rôle de l’ « interprète », à qui il est demandé d’être en quelque sorte le co-auteur de la partition qu’il complète, plus qu’il ne l’ « exprime ».

Le Texte est à peu près une partition d’un nouveau genre : il sollicite du lecteur une collaboration pratique. Grande novation, car l’œuvre, qui l’exécute ? (Mallarmé s’est posé la question : il veut que l’auditoire produise le livre.) Seul aujourd’hui le critique exécute l’œuvre (j’admets le jeu de mots). La réduction de la lecture à une consommation est évidemment responsable de l’ « ennui » que beaucoup éprouvent devant le texte moderne (« illisible »), le film ou le tableau d’avant-garde : s’ennuyer veut dire qu’on ne peut pas produire le texte, le jouer, le défaire, le faire partir.


De là le passage de l’œuvre au Texte. De l’œuvre (objet clos, fini, achevé, signé par un auteur et assumé comme tel, objet issu du travail d’un, dont l’intention et le sens sont endossés et déterminés par lui, dont le sens même semble résider précisément en sa clôture, sa perfection, le sens superposant à la fois une direction et une signification) au Texte, donc, synonyme évident de ce qui sera nommé parfois site, arborescence, rhizome, ou simplement réseau, mise en réseaux.

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7. Ceci amène à poser (à proposer) une dernière approche du Texte : celle du plaisir. Je ne sais s’il a jamais existé une esthétique hédoniste (les philosophies eudémonistes sont elles-mêmes rares).

Certes, il existe un plaisir de l’œuvre (de certaines œuvres) ; je puis m’enchanter à lire et relire Proust, Flaubert, Balzac, et même, pourquoi pas, Alexandre Dumas ; mais ce plaisir, si vif soit-il, et quand bien même il se serait dégagé de tout préjugé, reste partiellement (sauf un effort critique exceptionnel) un plaisir de consommation : car, si je puis lire ces auteurs, je sais aussi que je ne puis les ré-écrire (qu’on ne peut aujourd’hui écrire « comme ça ») : et ce savoir assez triste suffit à me séparer de la production de ces œuvres, dans le moment même ou leur éloignement fonde ma modernité (être moderne, n’est ce pas connaître vraiment ce qu’on ne peut pas recommencer ?).

Le Texte, lui, est lié à la jouissance, c’est dire au plaisir sans séparation. Ordre du signifiant, le Texte participe à sa manière d’une utopie sociale ; avant l’Histoire (à supposer que celle-ci ne choisisse pas la barbarie), le Texte accomplit sinon la transparence des rapports sociaux, du moins celle des rapports de langage : il est l’espace où aucun langage n’a barre sur un autre, où les langages circulent (en gardant le sens circulaire du terme).

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Ces quelques propositions ne constituent pas forcément les articulations d’une Théorie du Texte. Cela ne tient pas seulement aux insuffisances du présentateur (qui d’autre part, en bien des points, n’a fait que reprendre ce qui se cherche autour de lui).

Cela tient à ce qu’une Théorie du texte ne peut se satisfaire d’une exposition méta-linguistique : la destruction du méta-langage, ou tout au moins (car il peut être nécessaire d’y recourir provisoirement) sa mise en suspicion, fait partie de la théorie elle-même : le discours sur le Texte ne devrait être lui-même que texte, recherche, travail de texte, puisque le Texte est cet espace social qui ne laisse aucun langage à l’abri, extérieur, ni aucun sujet de l’énonciation en situation de juge, de maitre, d’analyste, de confesseur, de déchiffreur : la théorie du Texte ne peut coïncider qu’avec une pratique de l’écriture.

1971, Revue d’esthétique