arnaud maïsetti | carnets

Accueil > FICTIONS DU MONDE | RÉCITS > Anticipations > anticipation #17 | L’Effondrement

anticipation #17 | L’Effondrement

lundi 6 juin 2011


Pour saluer l’ouverture du site e-styx, édition de textes fantastiques avec Publie.net, et ses premières publications, je remonte ce texte daté de janvier 2009 et issu des nouvelles Anticipations — nouvelle qui a été relayée sur le site de e-styx.

Simple invitation à aller se perdre dans le catalogue en cours, suivre les prochaines publications… 


#17 | Effondrement

Le soir, ne reste plus qu’à faire le compte, rien d’autre. Toute la journée avait passé dans un souffle panique, on en sortait comme après un mauvais rêve : persuadé qu’on allait reprendre pied dans le réel, qu’on allait pouvoir continuer — mais rien ne continuait que ce cauchemar qui prenait la forme du monde, et comment s’en sortir.

Le souffle qui avait emporté la journée jusqu’à l’éparpiller autour de nous s’était calmé — mais ce calme vengeur nous paraissait plus terrible encore : demain, un autre jour sera passé, et la possibilité même qu’il puisse y avoir un lendemain nous semblait si scandaleux, si douloureux.

Les radios crachaient maintenant sans s’arrêter les nouvelles toujours en retard sur l’accélération incontrôlable des événements — les chiffres à force de s’accumuler perdaient toute emprise ici et, en essayant vainement de nommer ce qui venait de se produire, cette avalanche de chiffres ne faisait que répéter le séisme qui avait ébranlé le monde tout le jour : répliques absurdes et inutiles de l’impact premier.

Les mesures d’urgence qui se prenaient le soir paraissaient d’emblée vaines — mais il fallait bien donner l’impression qu’on pouvait prendre le dessus, donner le change. Les bourses avaient tenté de sauver les apparences en clôturant les séances très tôt — ce n’était que trop tard ; rien n’aurait enrayé le processus.

Des signes avant-coureurs avaient pu être perceptibles dans les jours et les semaines auparavant, mais plusieurs crises avaient eu lieu déjà, dans les années précédentes, et elles avaient toujours eu des proportions mesurables — on avait toujours su y faire face, et fini par prendre le dessus. Personne ne pensait alors que la crise était là depuis toujours, et que c’est sa fin aujourd’hui qui allait tout achever avec elle.

Alors, quand au milieu de la matinée, les cours s’effondrèrent rapidement, tous ensemble et presque simultanément, on imagina le pire : une autre crise financière, boursière, qui allait peut-être affecter les économies mondiales. Un autre bouleversement, un de plus, et alors ? Mais là encore on se trompait. C’était davantage que cela.

Il me semble impossible de retracer l’enchaînement logique et mécanique des faits. Il suffira de dire que deux heures après midi, on pouvait voir dans le ciel des liasses de papier qu’on jetait depuis les bureaux au-dessus de nos têtes — et que quatre heures après, ce sont les corps qui se jetaient depuis ces mêmes bureaux, et qu’on ne regardait plus tomber, tant chacun dans sa peur, dans son affolement dérisoire, se débattait pour sauver ce qui pouvait l’être — alors que déjà plus rien ne valait plus rien.

Bien sûr, certains avançaient dans la soirée des solutions : la ruine qu’entraînait la ruine n’avait pas d’autres remèdes qu’une ruine organisée, institutionnalisée, et afin qu’on puisse y faire face : acceptée. Mais c’était impossible, on le savait aussi.

Toute la nuit, les nouvelles continuaient à se répandre, et de proche en proche, l’effondrement toucha toutes les structures, toutes les parties du monde, jusqu’aux plus reculées, jusqu’aux plus protégées. À la commune crise qui frappait tout le monde répondait un repli solitaire sur soi — et ce qui aurait pu rassembler chacun dans une communauté de malheur ne faisait que renvoyer au tous contre tous inaltérable des veillés d’armes avant l’assaut.

On redoutait déjà les affrontements futurs, entre ceux qui avaient peu et ceux qui avaient encore moins : une lutte se préparait, bien sûr, où personne n’aurait rien à perdre. Mais le soir même, il s’agissait surtout de faire le compte : litanie de chiffres que chacun répétait pour soi sans trop y croire — amoncellement inimaginable de chiffres éparpillées dans la journée, réduits à quelques lignes sur une feuille de papier, mais dont on venait de se rendre compte qu’ils avaient suffi jusqu’aujourd’hui à tenir le monde droit — et soufflés comme ils l’avaient été, ils entraînaient dans leur chute un basculement de quelque chose de plus grand que le monde : le raisonnement qui l’avait bâti sans doute, et qui était désormais introuvable ; la formule avait pu servir un temps, mais elle s’était soudain trouvée obsolète, dans la minute.

Et les chiffres s’effondraient sous d’autres chiffres, rien ne semblait arrêter la chute qui produisait elle-même d’autres chutes sous d’autres chiffres écroulés encore. Nous avions bâti notre monde sur du sable, et certains, de rage, de folie, commençaient à l’avaler par poignées ; d’autres le recueillaient en silence et allaient le porter dans des boîtes fermées, souvenirs du passé révolu — d’autres enfin se mirent à le creuser pour chercher sous le meuble du sable un sol ferme qu’ils ne trouvèrent jamais.

Tout revêtait l’apparence d’une fable, d’une légende : d’un mauvais rêve, oui. Mais le lendemain, on ne se réveillerait pas.