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anticipation #32 | messages
jeudi 3 septembre 2009
Sur nos messageries électroniques, c’était d’abord un courrier par jour, on le lisait d’un œil distrait, on n’était pas concernés ; la plupart du temps, on le supprimait sans le lire. Les premiers, on les avait ouverts par curiosité : en-tête officiel et objet pompeux, le message venait d’en haut ; l’État comprenait que la presse n’agissait plus en relais d’opinion — l’envoi massif de mails s’était imposé comme la solution la moins coûteuse et la plus efficace pour s’adresser directement au peuple.
La propagande politique était devenue de la communication à grande échelle, peu s’en émurent : c’était dans l’ordre des choses. Certains saluèrent l’entrée de l’État dans la modernité, il y en avait même pour regretter son retard ; comme Roosevelt avait utilisé la radio ou Kennedy la télévision, on agissait sur les outils qui pénétrait le plus facilement et le plus docilement le quotidien des populations.
Les adresses étaient facilement récupérées (pas un document officiel qui n’exigeait pas, au même titre que le nom et la date de naissance, cette adresse électronique) ; l’État était dans son rôle, pensait-on. Au prétexte d’une épidémie, il s’était mis à pleuvoir les recommandations jusqu’à l’absurde, jusqu’à la saturation (et même à la contradiction), les mesures de bon sens étaient élevées en règle absolue de sécurité : mais l’enjeu résidait ailleurs — l’important était que l’habitude se prenne ; on nous disait qu’on n’était pas seuls, on s’occupait de nous, on prévenait nos besoins, on allait au-devant de nos peurs quitte à les fabriquer.
Le ton était celui de la prévenance : infantilisation à grande échelle ; mais que les messages omettent tel ou tel fait de société, et c’était la ruée : les critiques portaient sur l’abandon dans lequel on nous laissait, l’irresponsabilité des gouvernants, la solitude dans laquelle, soudain, on était jetée.
Alors, les messages allaient vite porter sur tout : des mesures de sécurité en mesures tout court, de la pédagogie en vingt lignes, et tous les jours l’éditorial du réel tantôt justifiait les prises de positions, tantôt avertissait des dangers et prévenaient des risques potentiels qu’on courrait en négligeant les messages.
Le temps était réduit à la production d’annonces : au temps politique avait succédé le temps immédiat du fait qui appelait une réponse — on oubliait les messages, tant d’autres prenaient leur place, les jours suivants. Les messages quotidiens, calibrés, publicités gratuites et conseils qu’on ne lisait déjà plus, devinrent rapidement personnalisés, à défaut d’être personnels : les jeux de pistes numériques conduisaient les informaticiens à dresser des fiches d’identité de chacun en fonction des visites à tel ou tel site, on était suivi à la trace, ce n’était pas compliqué ensuite d’évaluer les besoins, d’enrichir le message de contenus qui pussent s’adresser à chacun. Le procédé ne souffrait pas d’illégalité, parce que tout était anonyme : ce qu’on suivait, c’était l’identité numérique de l’usager, pas l’homme.
Les variables s’ajustaient, il suffisait pour eux d’entrer un corps de message commun pour que se produisent des corrections et des modulations : non seulement on nous regardait, mais (et là était la nouveauté) on s’adressait à nous dans un langage chaque fois différent, tous les jours davantage précis. Cependant, les variations entre nos messages restaient finalement anecdotiques — la ligne claire et droite de ceux-ci ne changeait pas, le contenu ne différait que dans les marges : chaque jour on nous rappelait que l’État prenait soin de chacun.
On changeait d’adresse, mais les messages suivaient. Plusieurs fois par jours, le matin, le soir : ils disaient l’insistance du pouvoir à se constituer dans l’interstice de nos vies. Qu’il faille prendre soin de nous laver les mains, de régler les factures, d’emprunter ou d’acheter : le moindre geste quotidien devenait pratique civique ; on promettrait bientôt des décorations à ceux qui suivaient plus que d’autres les conseils qui s’affichaient plusieurs fois la journée sur nos écrans.
On n’échappait pas à cette langue simple d’automate, caractère officiel des affiches, adresse suave de la publicité. Ce qu’on lisait surtout, au-delà des messages, des sous-entendus, c’était la langue neutre du pouvoir qui neutralisait le langage même : une étrange syntaxe se faisait jour, où le mot n’était là que pour faire signe ailleurs.
Et puis, un jour, les messages cessèrent ; ils avaient fait leur office, avaient essaimé partout : les courriers qu’on recevait désormais de nos proches possédaient le ton, l’allure, l’insignifiance abjecte du courrier officiel.