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anticipation #42 | corps mystique du livre

dimanche 12 septembre 2010



By this art you may contemplate the variation of the 23 letters…

The Anatomy of Melancholy, part 2, sect. II, mem. IV


Ce contre quoi on s’était épuisé en luttes et discussions eut finalement lieu, simplement, rapidement, définitivement. On avait beau crier encore au scandale ou au miracle, personne n’avait plus la maîtrise de la situation — c’était comme en plein ciel assister à la naissance des nuages, les uns tentant de battre des mains pour les attirer, les autres de souffler pour les repousser. Mais quand il se met à pleuvoir, tous partent s’abriter en courant.

Les livres étaient ce qui restaient de plus sacré dans un monde où le sacré n’était plus entreposé que dans les pièces des musées — et encore, dans les pièces éloignées, après les céramiques et les cuillères en bois, les utilités passées, les curiosités de toutes sortes. Ainsi, on n’entrait plus dans les églises qu’avec un appareil photo. On en sortait en les effaçant sur son écran numérique. Non, ce qui restait du sacré, de sacré, résidait en ces livres qu’on élevait chaque an — trois cent, quatre cent, parfois six cent dans le même mois — pour conjurer quelque chose d’irrationnel et d’invincible : la volonté d’éternité, l’objectivation de la parole dans une durée infinie.

En effet, on croyait plus dur que l’or des lutrins que les livres imprimés finissaient par déposer à la surface du monde une sorte de mémoire insoluble, un présent toujours continu de passé : et si l’humanité perdait toute ensemble ses souvenirs, il n’y aurait qu’à se pencher sur les livres pour revenir au présent sans avoir perdu de temps. La perte de temps et de mémoire étaient devenu la grande angoisse des hommes. Les livres apportaient à l’une la solution ferme, à l’autre la délicate préservation.

Bien plus, le livre était dans son objet même élevé au plus haut — rien qui ne surpasse la fonctionnalité, la simplicité, l’évidence du livre. Le Codex. Le déroulé du temps d’un seul coup de poignet : le monde souplement étalé, dans une succession toujours recommencé. Rien qui ne pourrait remplacer cela. L’odeur du papier — la sacro-sainte —, la coulure des lettres d’imprimerie, le grain de la page — comme d’une voix la présence de la parole signée : ou de la peau, l’évidence d’un visage, et de l’esprit enveloppé en lui.

Mais à force, le livre abolissait l’alibi du texte — personne pour se souvenir que alibi était le vieux mot pour dire ailleurs : ici, il n’y avait pas d’ailleurs. Juste le grain de papier et le rectangle ferme et solide de l’objet qui disait : ainsi sont les choses. Mais les choses, elles, se gardaient bien d’apparaître. On n’écrivait ni ne lisait plus de livre — on en produisait des milliers pour que quelques dizaines puissent se vendre assez afin d’en produire l’année suivant quelques milliers d’autres qu’on entreposerait un temps dans d’immenses étagères en bois, et qu’on pilonnerait quand les livres suivant viendraient les remplacer. Ces livres ne donnaient que l’illusion de la mémoire — que l’illusion du sacré. Cette illusion suffisait — elle a suffit un temps.

Et puis, cela bascula. On inventa (mais ceci s’invente-t-il vraiment ?) un livre qui n’en était plus un : à chaque exemplaire, le texte était différent. Ou plutôt : le livre ne possédait plus qu’un texte à la fois. Quand on le lisait, on en possédait un exemplaire unique ; le mot exemplaire dit mal qu’on tenait là ce qui n’avait et n’aurait plus nul exemple.

Parfois, c’était par variations infimes, c’était par déplacements incertains de tels mots, de tels paragraphes, soit décalés, soit supprimés ; parfois, il s’agissait de pages entières réécrites (et parfois, à l’inverse de ce qui s’était écrit sur un autre livre identique) — et puis, parfois, seul le titre était semblable : parfois, rien qui ne ressemblait à nul autre. Chaque livre était unique. Le texte devenait par sa présence trace seule et non plus empreinte partagée.

En fait, ces livres n’avaient été imprimés que par jeu — on savait bien d’où ils venaient : d’un livre plus grand encore qui les contenaient, qu’ils contenaient, internet comme présence développée d’un codex inimaginable. Et puisque, disaient-ils, ce lieu est inimaginable, c’est par l’imagination que nous le rendrons possible. Ainsi, ces livres naissaient sans ordre dans la génération la plus mobile et ductile de l’espace, du temps, de la mémoire sans passé. Bientôt, on n’en imprima d’ailleurs plus : bientôt, plus personne n’en imprima plus.

Ce qui choquait les tenants de l’imprimé, c’était qu’on portait atteinte, au-delà du livre (et au-delà d’une économie de toute manière moribonde), au principe même du temps et de l’écriture, de la communauté et de la raison. Si personne ne pouvait lire le même livre, c’est l’auteur lui-même qui disparaissait. C’est le partage de la pensée qui s’évanouissait. C’est le monde qui se nommait-là qu’on abolissait et finirait un jour par ne plus reconnaître : solitudes toutes juxtaposés dans l’ignorance de ce que l’autre a lu, aimé, reconnu.

Et cependant — cependant quelque chose naissait de cela que rien n’aurait pu prévoir : le texte isolé n’avait plus la prétention d’apprendre à quiconque le sens et l’ordre du discours, seulement à faire naître l’envie de l’écrire, c’est-à-dire de l’inventer.

Oui, aucun livre n’était semblable, mais c’est parce que s’écrivait un seul livre d’un seul tenant, aux pages séparés (et qui n’avait plus besoin de pages, tant ce livre s’écrivait sur l’immatérialité des écrans et des flux), mais comme plusieurs chapitres d’un récit sans une intrigue, comme plusieurs parties d’une longue épopée sans auteur (racontée et transmise par tous les auteurs), une grande pièce aux actes superposés et non plus enchaînés — l’utopie du réel écrite sans possibilité de la juger, sans limitation de temps et sans repos.

Chacun dans l’échange de ce livre se renouvelait par la présence de l’autre dérobé de tous les autres — au corps mystique du livre réuni dans la coprésence de l’Auteur et du Lecteur se substituait le corps réel d’une écriture qui ne connaissait désormais ni commencement ni terme, récit débordé par le geste qui l’instaurait et dans le même temps le transmettait.

Ce qu’on lisait, c’était non plus le signe d’une appartenance obtenue, mais notre appartenance même.