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Aubes | XI. (Alors voilà)
vendredi 7 mars 2014
Aubes. Récit commencé en 2006, mille fois abandonné, repris mille et une fois.
Voir présentation du projet ici
Ici le onzième chapitre — où il est question des conseils d’un Nills bienveillant à Mallory, qui ne sont ni des conseils ni de la bienveillance, et dans le silence de Mallory la sourde rancœur déjà de l’inacceptable.
Alors voilà
Alors voilà. En retard comme toujours, ça ne m’étonne pas. Tu aurais pu faire un effort, un jour comme aujourd’hui. Mais ça ne te dit rien, l’effort. Être à l’heure. Regarde moi au moins. Mallory, regarde moi. Je ressemble à quoi. Dis-moi. À qui. Tu sais ce que ça veut dire, les types en retard, tu sais ce qu’ils veulent. Non, bien sûr. Toi, tu viens, tu es en retard, mais tu ne sais pas ce que tu veux. Ne baisse pas les yeux, je ne suis pas ton père. Ton père détestait les types en retard, il détestait les types dans ton genre, bien habillés par hasard, soigneusement débraillés comme prêts à aller se coucher d’une seconde à l’autre, prêts à se lever au signal, et finalement, jamais couchés avant les autres, toujours levés après ; ton père n’était jamais en retard. Tu sais ce qu’ils veulent les types en retard. Non, ne réponds pas, je vais te le dire ; les types en retard, ils ne veulent pas qu’on les remarque — au contraire : les types en retard, ils ne veulent qu’une chose : qu’on les oublie. Ils veulent qu’on se dise : eux de toute manière, toujours en retard, on ne peut pas compter sur eux, ils n’ont pas l’heure du monde, alors on ne peut rien leur confier, tant pis, oublions les. Laissons les. Ne comptons pas sur eux, leur montre est peut-être réglée à l’heure juste, mais jamais ils n’accorderont leur esprit avec leur corps, et leur corps avec leur poignet. Oublions-les une bonne fois pour toute. C’est exactement ce qu’ils veulent. C’est exactement ce que tu veux. Ne dis pas non. Ne dis pas non, Mallory, c’est exactement ce que tu veux, et même bien plus ; tu veux bien plus, je vais te dire quoi. Tu veux qu’on t’oublie, et qu’on t’excuse ; tu veux qu’on te cherche des excuses. Qu’on en trouve pour toi. Ne dis pas non, tu vas m’énerver. Et laisse moi parler. Tu veux qu’on pense, il est en retard, ce n’est pas la peine de compter sur lui, oublions-le, de toute manière, s’il est en retard, c’est qu’il a des choses bien plus importantes à faire, c’est qu’il est bien au-dessus de ça. Tu veux qu’on pense, non seulement il est en retard, mais en plus je lui prends le temps important où pour lui des choses bien plus importantes sont remises à plus tard. Mais tu ne te contentes pas de vouloir marquer ainsi ton exclusion de la tâche des hommes — tu leur fais ressentir une culpabilité qui te dédouane. Parfaitement, qui te dédouane. Tu veux nous rendre coupable de ton retard. Mallory, ne dis pas non ; tu deviens pénible. Laisse moi finir. Je n’ai pas fini ; laisse moi parler. Tu arrives en retard, tu pourrais ne pas arriver du tout — ou arriver en retard en feignant d’arriver à l’heure — non, tu pousses le vice plus loin ; sur ceux qui t’attendent — en l’occurrence, sur celui qui t’attend : moi — tu déposes d’un geste calculé (parfaitement : calculé) la culpabilité désarmante de l’innocence volé ; du temps volé au temps occupé que l’on te vole, que l’on te dépouille. Et tu le fais simplement ; arriver en retard, essoufflé, bien habillé mais malgré toi, en t’excusant platement et attendant que je t’excuse et endosse ta saloperie de culpabilité. Mais non. Je ne suis pas qui tu crois. Tu penses que je suis qui. Que je ressemble à quoi. À un type qui t’attend, qui n’a que ça à faire, attendre que tu sois en retard, comme toujours, que tu te prennes ton heure — oui, j’arrondis — et venir comme une fleur, frapper mollement à la porte, et afficher ton retard maintenant que tu es là ; et à endosser pour toi la saloperie de culpabilité que tu as si habilement préparée, endosser pour toi et tes semblables, la culpabilité lâche et calculée sans que j’y prenne vraiment garde, inconsciemment presque, pour qu’elle me revienne déguisée sous une autre forme, mais toujours la culpabilité s’était terrée là, avait pris naissance dans le retard calculé par toi et tes semblables, et elle attendait son heure pour revenir, en retard elle aussi, mais toujours là, finalement, au bout du compte où tout se paie, ces instants où on endosse la culpabilité des autres. Je ne peux pas supporter les types comme toi, leur mesquinerie cachée, leur calcul, leur volonté de toujours, toujours, arriver en retard ; je ne supporte pas ; je ne tolère pas. Regarde moi quand je te parle. Regarde moi et dis moi, je ressemble à quoi. Toi, à pas grand-chose. Ni à ton père, encore moins à ta mère. Je ne t’ai pas oublié. Je ne t’oublierai pas. Ce n’est pas parce que tu arrives en retard que je vais t’oublier. Ecoute moi. Non, ne dis pas non. Ce n’est pas parce que tu arrives toujours en retard — et de plus en plus, tu vas arriver en retard, je le sais ; et cette propension à repousser le retard toujours plus loin va devenir ta seule occupation, tu te demanderas à quelle heure le retard va vraiment commencer, est-ce à partir de l’heure du retard précédent, ou de l’heure fixée par le rendez vous, à partir de combien le retard est empêchement, le retard est oubli, à partir de combien le retard est tellement grand qu’il devient parfaitement excusable ; tu te demanderas ça dans ta tête, et ça te prendre tout ton temps, et ça, je ne peux pas le tolérer, mais je ne t’oublierai pas pour autant, jamais, et je ne me sentirai pas coupable de ton retard, encore moins, tu m’entends. Crois moi, un jour comme aujourd’hui. On n’a pas idée d’être en retard, mais c’est fini tout ça, maintenant. Regarde moi. Qu’est ce que tu veux ; tu veux partir. Tu ne partiras pas, nous le savons tous les deux. Ton père n’était jamais en retard, ni en avance, seulement, quand on lui disait une heure, il ne ratait pas. Pour qui tu te prends toi. Je vais te le dire, parce que tu ne le sais même pas. Moi, je n’ai pas ma journée. Je ne suis pas là, soumis au bon vouloir de monsieur j’arrive quand je veux, et je fais comme si. C’est le pire je crois. Parfaitement. Ne lève pas les yeux comme si tu ne faisais pas comme si, c’est encore pire. Pire que tout. Pire que d’arriver en retard. Tu te prends pour le type qui arrive en retard. Tu te prends pour le type qui arrive en retard par habitude, et une minute passée, à quoi sert d’être moins en retard. Plus ou moins en retard ça n’existe pas pour toi. Et sur ce point tu as raison, sur ce point seulement. Parce que je ne suis pas ton ami. Je ne suis pas le type chez qui tu peux arriver en retard comme si je t’attendais. Et que tu arrives ou pas, je m’en fous ; je te veux à l’heure. Tu vois, je ne suis pas ton ami. Je ne suis pas ton père, ni ta mère, ni ton ami. Ni ton patron. Je suis ta montre. Je suis l’heure. Je dis une heure, et si tu n’es pas là, c’est que tu ne viendras pas ; tu sais ce que ça veut dire, que tu ne viens pas. Tu comprends. Je ne veux pas te faire peur ; peur de quoi. Je ne suis pas Dieu non plus. Loin s’en faut. Mais regarde moi Mallory. Tu lis la Bible. Non. Tu as sans doute raison. Alors je vais te raconter. Quand Dieu a voulu rencontrer Moïse pour lui parler, il était ennuyé. Parce que si Dieu avait montré sa divine beauté et fait entendre sa divine voix, Moïse serait devenu aveugle et sourd — au moins. « Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre ». Alors Dieu était ennuyé, tu penses bien. Tu ne penses rien. Ecoute moi, tu vas comprendre. Dieu trouve une astuce. Il ne parla pas directement. Il souffla sur un buisson, et c’est le buisson qui fit passer la voix. Il ne montra pas son visage — son visage, s’il avait dû le montrer, aurait brûler les yeux de Moïse — mais s’avança dans le dos de Moïse qui ne vit que son ombre sur le sol. Tu comprends. Non. Ça ne m’étonne pas. Je ne suis pas Dieu, ni ton père, mais où que tu ailles, si tu regardes par terre, tu verras mon ombre étalée bien large et bien longue ; tu marcheras sur elle, et elle te regardera. Et la voix que tu entendras, ce ne sera pas la mienne. Nous ne nous verrons plus, mais tu rencontreras des types qui seront ma voix ; prends garde : ce sont aussi mes yeux et mes oreilles. Arriver en retard auprès d’eux, ce serait pire qu’auprès de moi — ils n’ont pas ma patience de tout t’expliquer. Ecoute moi. J’ai en ville un nombre suffisant de buissons, ardents ou non, qui soufflent ma propre voix. Tu verras. Tu comprendras vite. Un jour, plus ou mois proche, tu deviendras sans le savoir un de ces buissons. Ne me regarde pas comme ça ; je ne suis pas en colère. Est-ce que je ressemble à un type en colère. Je vais te donner une adresse où on t’habillera mieux que ça ; où on te donnera l’allure qu’il faut. Là, ça ne va pas. Tu ne ressembles à rien. Ton père ne te reconnaîtrait pas ; ni personne. Je vais te donner une montre aussi. Tiens prends celle-là. Mets-là au poignet. Elle est trop grande. Pas grave. Ne la perds pas, c’est tout. Qu’elle pende autour du poignet, tant pis. Ça ne m’étonne pas. Tu ne la reconnais pas. Si. Je vois bien, à la tête que tu fais, que tu la reconnais. Elle est un peu plus sale, mais fonctionne : je viens de réparer le mécanisme. Ne me remercie pas, j’y ai passé ma soirée, mais j’aime ça. Retendre un barillet, ajuster la rosette, j’aurais fait ça toute ma vie. Tu ne sais pas ce que c’est, une rosette. C’est le petit cadran, ici, sous la plaque, pour avancer ou retarder le mouvement de l’aiguille. Ajuster le mouvement. Voilà. Et ta montre ne peut pas être plus à l’heure. Ne la perds pas. Je saurai me mettre en colère. Pars maintenant. Sur le meuble à l’entrée, il y a une enveloppe, tu l’ouvriras chez toi. C’est ça — cette enveloppe. Ne m’appelle pas. Il y a un rendez-vous noté dans le papier qui s’y trouve. Tu t’y rendras à l’heure exacte. Ne sois pas en retard. Ensuite, quand on aura un peu de temps on t’habillera. Tu ne ressembles vraiment à rien. Pars maintenant. N’oublie pas ce que je t’ai dit. Comme ton père, je déteste me répéter. Je ne suis pas ton père, Dieu m’en garde. Mais je ne veux pas que tu oublies ceci — ce que ton père me doit, ce que tu dois à ton père, cela vaut bien plus que ta vie. Pour la première fois de ton existence, Mallory, tu seras à l’heure. Et pour la dernière fois de ton existence, je te regarde ne ressembler à rien. C’est émouvant. Idiot, mais très émouvant. Va t’en maintenant, tu me fatigues avec ta colère rentrée bêtement, frappe moi si tu veux, mais si tu ne veux pas, pars ; et fais ce que je te dis. N’oublie pas l’enveloppe en sortant. N’oublie pas d’être à l’heure surtout ; et si tu oublies, regarde par terre. Il y aura bien une grande tache sombre sur le sol pour te rappeler tout ce que je viens de te dire.