arnaud maïsetti | carnets

Accueil > FICTIONS DU MONDE | RÉCITS > Aubes > Aubes | XV. (Quand on regarde le soleil)

Aubes | XV. (Quand on regarde le soleil)

lundi 17 mars 2014


Aubes. Récit commencé en 2006, mille fois abandonné, repris mille et une fois.

Voir présentation du projet ici

Ici le quinzième chapitre — où il est question des formes étranges que prend le ciel quand on le dévisage, surtout quand on est une jeune fille armée d’un appareil photo, errant dans la ville pour la trouver.


XV.

Quand on regarde le soleil

Quand on regarde le soleil en face, il se forme très rapidement sur la rétine des petites taches noires autour du cercle lumineux. On croit à tort que c’est cela, être aveuglé. On baisse les yeux et les taches restent fixées à chaque objet dont on ne perçoit qu’un halo. En fait, les taches se forment uniquement pour protéger la cornée : recouvrir la lumière brutale d’une armure de noirceur. Maud sait bien cela et ne veut pas que son corps triche avec la lumière. Alors, quand elle prend en photo le premier soleil du jour en face, comme chaque jour, elle ferme les yeux. Dans sa chambre, elle a deux cahiers auxquels elle tient plus que tout. Le premier collecte les images prises à 19H24, où qu’elle se trouve — l’heure de sa naissance. Le second recueille les contre-jours. Sans sélection ni retouche, les images s’accumulent et elle les range sans y prendre garde, sans jamais feuilleter les albums. Elle se dit qu’un jour, si elle perd la mémoire, ces images témoigneront pour elle mieux que ne le ferait un journal. Mais si elle perd la mémoire, comment pourrait-elle savoir que l’attendent ces cahiers qui la délivreraient de l’oubli ? Alors, elle sait qu’elle prend ces photos pour une mémoire dont elle mesure doublement l’impossibilité ; impossibilité qui la fonde, en partie. Et c’est pourquoi elle tient à ses albums plus qu’aux autres, comme un aveugle s’attache aux formes que prend le monde autour de lui : pour s’y repérer plus que pour se les représenter mentalement. Au juste, elle n’a jamais réfléchi vraiment au sens de tout cela : les photos prises les yeux fermés en regard des photos du soir ; elle aurait été incapable de dire lequel parlerait pour la vie et lequel pour la mort. De toutes façons, elle aurait été incapable de se justifier sur quoi que ce soit touchant à cette habitude de se saisir des choses et des visages par l’image. Si c’était pour se protéger (mais de quoi ?) ou pour s’exposer (mais pour qui ?). Il y avait d’autres carnets, innombrables, non classés, dépareillés, où elle jetait les autres photos qu’elle prenait par séries sans logique (de l’eau des fontaines, son ombre, des fenêtres, des trottoirs, des gens de dos, des visages coupés, des journaux sur le sol…). Quand elle allait d’un endroit à un autre, elle suivait la lumière, et cela suffisait à justifier ses pas, son allure, la ville même ; tout cela qui se subordonnait aux variations du ciel et qui prenait la forme que la lumière creusait. Bien sûr, à ses yeux, cela n’avait rien à voir avec le fait de prendre ou non des photos : il pouvait passer plusieurs heures, plusieurs jours parfois, même si c’était plus rare, sans qu’elle ne sorte son appareil (à l’exception jamais démentie jusqu’à ce jour de la première photo du soleil, et de celle de 19h24). Elle suivait pas à pas la trace secrète que déposait par endroits la lumière, et il lui arrivait de faire de longs détours pour rejoindre un lieu pourtant proche. En retard toujours sur cette lumière, elle ne s’en saisissait que lorsqu’à ses yeux elle la rencontrait. Elle se perdait souvent, ou s’arrêtait net au milieu d’une ruelle, désemparée, comme un chasseur devant un cours d’eau qui aurait évanoui la trace de sa proie. Au matin, le premier soleil est le moment où le jour est le plus démuni, le plus facile à capturer : c’est ensuite que les choses deviennent compliquées — même si Maud ne raisonnait pas en ces termes : ce n’était pas une tâche qu’on lui avait assigné et qu’elle accomplissait pour se réaliser, pour en tirer un bénéfice quelconque : c’était sa manière d’occuper la ville, voilà tout, comme de respirer. Au matin, le premier soleil est le plus facile à lire ; le soir, 19h24 la laissait au contraire toujours devant un mystère qu’elle ne s’expliquait pas, comme devant une parole de mourant dont l’évidence devait bien receler une vérité profonde, mais qu’on ne pouvait plus interroger, et qui résonnait seule dans le vide. Quand elle ouvre les yeux, elle sent un voile d’ombre sur elle et une fraîcheur qui n’existait pas une seconde avant, alors, elle lève les yeux