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Georges Bataille, entretien 1951 | Se supprimer #5
samedi 2 mai 2015
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Émission de l’ORTF lors de laquelle Bataille s’entretient avec différents intellectuels : Emmanuel Berl, Maurice Clavel, Catherine Gris, Jean Guyot, le Dr. Martin et Jean-Pierre Morphé. Émission d’André Gillois (20 mai 1951).
Partie 5 : "je n’aspire qu’à une chose, c’est de me supprimer"
Est-ce que vous acceptez ce terme vous qualifiant de mystique constitutionnel ?
Oh !, bien, je fais des réserves, parce que je suis bien obligé de dire que ma philosophie est le contraire d’une mystique. Vous auriez raison, tout en me fâchant…
En somme, votre vie serait une sorte d’ascèse d’élimination, qui arriverait à faire tomber de vous tout ce qui est but, tout ce qui est monde, pour arriver à une approche, pour permettre une sorte de présence, et non plus d’absence, de présence pure de se manifester…
Je ne crois pas qu’il voudra…
Ah si… Présence pure, absence, c’est la même chose… Parce que quand vous dites présence, vous impliquez un objet, si vous supprimez l’objet, c’est l’absence de l’objet, et cette présence se définit donc comme une absence.
Oui, c’est cela. Mais donc quelque chose qui serait positif, concret, et qui ne serait ni de ce monde ni des buts de ce monde, qui serait vous. Qui serait de vous.
C’est trop dire, n’est-ce pas. Je n’aspire qu’à une chose, dans la mesure où je me donne encore des buts, c’est à me supprimer. Il est naturel que ce soit l’objet d’une critique assez sérieuse, parce que somme toute ni maintenant ni autrefois je n’ai pris de revolver ni de poison. Je crois qu’il est plus amusant, il est peut-être plus lâche aussi, plus amusant d’essayer de supprimer avec une gymnastique de l’esprit ou des sensations. Je crois aussi que c’est plus intéressant humainement. Parce que l’homme est ainsi ; l’homme au fond est une histoire assez malvenue, qui a toutes sortes d’inconvénients, il est bien obligé, à un certain moment, d’apercevoir qu’il y a une part d’échec considérable et qu’il faudrait liquider. Mais il se supprime, alors il supprime tout, c’est embêtant. Il y a toujours je crois, chez l’homme, cette nécessité de se supprimer en se conservant.
Mais je trouve que l’on revient alors beaucoup à Dieu. Parce que cette partie qui supprime l’homme, et ce qui reste de l’homme une fois l’homme supprimé, je ne vois même pas comment on peut l’appeler autrement que par ce mot qui évidemment peut susciter beaucoup de malentendus.
Oui, vous avez raison, mais vous me désolez en même temps parce que, que voulez vous voulez, les théologiens, c’est-à-dire les gens qui ont institué pour ainsi dire l’existence de Dieu dans le monde, me paraissent, si vous voulez, assez loin de moi. Ils me paraissent trop sérieux.
Vous serez plus proche du personnage des Possédés
Oh, oui.
De Kirilov, du suicide de Kirilov.
Oui, je suis assez proche de Kirilov.
Je pourrais vous demander : à quel âge est venu pour vous, pour la première fois, ce sentiment qu’il fallait en effet se supprimer. À quel moment la rupture s’est-elle faite entre cette enfance partagée comme toutes les enfances entre la bagarre et l’ennui, et la conscience que vous avez prise que l’homme ne devait pas avoir de but, mais tout de même devait assez profondément penser sur lui pour tendre vers cette image que vous en proposiez.
Je me rappelle assez exactement : ce devait être entre 1919 et 1920 que les choses ont pris en tous cas cet aspect assez conscient.
Vous aviez quel âge ?
Je devais avoir 22 ou 23 ans.
Ah, c’est seulement à 22 ou 23 que cette idée de tâcher de détruire en vous, disons les habitudes – on pourrait dire aussi la vie – vous est venue.
Hé bien non. À la réflexion, ce n’est pas tout à fait vrai. Cela a pris une tournure plus sérieuse à ce moment-là parce que je n’avais plus la foi. Parce que j’avais tout à fait rompu avec cette idée de foi. Tandis qu’auparavant c’était limité par une croyance catholique, mais tout de même, à l’intérieur de cette croyance catholique, je me rappelle que je m’étais arrangé pour imaginer que le paradis, c’était la suppression de soi.
Vous étiez sur la voie de la sainteté, et vous y avez renoncé aux alentours de la 22ème année.
Je ne crois que dans la mesure où j’ai eu cette foi catholique, j’étais sur la voie de la sainteté. J’étais tout aussi bien sur la voie du péché. C’était mêlé, si vous voulez. Certainement pas avec une prédominance de la sainteté.
Mais de la bagarre ?
C’est cela ; si vous voulez.
Toute cette discussion relative à ce but mystérieux qui est en vous et qu’il vous faut détruire ne me satisfait pas pleinement.
Moi non plus.