La ville écrite | Justice pour

… si nous parvenons à découvrir ce qu’est la justice, exigerons-nous que l’homme juste n’en diffère en rien, mais se conforme en toutes choses à l’idéal ? Ou nous suffira-t-il qu’il s’en approche aussi près que possible et qu’il y ait plus de part que les autres ? ­ Nous nous contenterons de cela, dit-il. ­ Un modèle [paradeigma], dis-je, voilà donc ce que nous cherchions quand nous étions en quête de la nature de la justice idéale et que nous demandions ce que serait le caractère de l’homme parfaitement juste, à supposer qu’il existe, et quand nous faisions de même concernant l’injustice et l’homme complètement injuste.

Platon, République, 472b-c

La peinture coulait comme si c’était du sang : et d’ailleurs, la blancheur de l’innocence massacrée se lisait dans ces reflets rouges qui dégoûtaient lentement sur le sol.

Pour les victimes, les vaincus, pour les morts, ceux qui restent, pour ceux qui le demandent et ceux qui la reçoivent, pour les bêtes massacrées, les arbres massacrées, les pierres massacrées, les êtres sont noms massacrés, pour le silence après l’outrage, le soleil qu’il fait quand on exécute les ordres, pour les siècles passées qui nous ont engendré, pour ce qui mérite justice et ce qui en reste indigne, pour l’indigne, pour l’intervalle de temps et d’espace entre nous et le crime, pour les mains tendues à travers les gravats, pour ce qui est mort la seconde où les gravats sont tombés, pour le reste qui restera sans nom, sans corps, à peine de la matière, seulement des restes massacrés et c’est tout.

La ville n’avait pas besoin de le dire : il s’agissait seulement de compléter les pointillés ; à moins qu’elle n’ait aménagé cet espace destiné à être recouvert d’écriture, puis de peinture blanche appelant d’autres victimes à réclamer de nouveau justice — était-ce la même justice, et lui demandait-on la même chose ?

Police partout, justice nulle part, hurlait le slogan commode, sauf que lorsqu’on demandait pour qui, justice, on se taisait : on laissait venir à soi les noms terribles de ceux qui ne pouvaient plus demander justice, et qui nommaient notre appartenance à ce temps. Il fallait faire la liste intérieurement et sa force d’inertie emportait tout avec elle.

Justice pour le 16 juillet (2016), pour le 5 novembre (2018), pour le 2 décembre (2018) — on remplirait ainsi un calendrier, deux fois, et on recommencerait.