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La Ville écrite | les seuls étrangers
dimanche 2 octobre 2016
Dans ces quartiers qui longent la gare, les lignes de chemin de fer remontent vers le Nord pour former une frontière bien visible – au-delà, c’est l’autre ville, centrale. « Au centre rien ne bouge plus. Les mouvements ne partent que des marges », écrivait sur ses propres murs intérieurs Heiner Müller.
Dans ces marges essentielles et vitales, on passe. On vient ici à pied, parce que – stratégie du pouvoir, d’étouffement – il n’y a ni métro ni tramway, parfois des bus, mais qui obéissent à des horaires aléatoires. Il faut passer sur le corps de la ville pour venir ici, à pied depuis Saint-Charles, et tant pis pour la fatigue, et tant mieux pour soi. On rejoint l’ancienne Friche industrielle, aujourd’hui nouvelle friche culturelle où théâtres et centres d’art voudraient aussi fabriquer des outils contre ce monde (mais ceux qui la rejoignent viennent (comme moi) du centre : être pleinement concient de l’enclave, et pourtant : travailler aux déchirures) : la Belle-de-Mai et ses murs le long des voies, raturés et écrits comme le grand livre de la Ville. Des lettres postées en dépit du bon sens, des silences fabriqués avec des mots qui hurlent. « Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. C’est du type branchement électrique », écrivait sur ses propres murs intérieurs Gilles Deleuze.
Il y a aussi des mots d’amour (comme on ne peut pas le dire) et des mots de haine qui sont d’amour aussi, pour ceux-là qui passent et cherchent à inventer « la vraie galaxie de l’amour instantané, alors que ces enfants dans les rues sont tout seuls, alors que ces enfants dans les rues s’aiment et s’aimeront, alors que cela est indéniable, alors que cela est de toute évidence et de toute éternité » écrivait sur ses propres murs intérieurs Léo Ferré.
Au milieu des violences de ce monde (et d’abord celles qu’inflige le monde à ces quartiers), il y a des soulèvements qui nous donnent la force d’avancer encore dans la chair de ce monde impossible. Par exemple, cette phrase : excessive et terrible, mais belle aussi, comme si elle avait été écrite par Aragon, dans un recueil qui aurait pu s’appeler Persécuteur Persécuté, on ne sait pas, on rêve, on marche vers la Belle-de-Mai avec ce rêve et cette ignorance, et avec le sentiment d’être pour une part étranger, évidemment, d’ici, se rêvant d’ici quand même, parce que dans la suture des lignes de chemins de fer entre le centre et ces marges, le sentiment que battent et affluent les forces ici, plutôt que de l’autre côté vers la ville centrale, oui, et dans ces pensées : la pensée que l’excès ne guérit pas des injustices, mais console, et rend la communauté des hommes et des femmes d’ici plus essentielle quand bien même on n’est pas d’ici, qu’on longe les chemins de fer, qu’on prend des images à la ville pour rêver en elle le réel bientôt advenu des soulèvements.
Rue Palestro – et sa légende déposée sous cette image et son nom : Niemand is illegaal