Accueil > FICTIONS DU MONDE | RÉCITS > La ville écrite > La Ville écrite | tusle
La Ville écrite | tusle
dimanche 6 avril 2014
L’injonction, pour la comprendre, il fallait la dire à haute voix, et même crier fort, hurler comme à quelqu’un qui passerait et que tu chercherais à arrêter. Il fallait souffler les lettres d’un seul cri, sans rien détacher des syllabes ou des mots, simplement lancer la voix sur le mur pour arracher aux lettres muettes ce cri qui était déjà là, posé sur le mur, que ton cri rejoignait.
L’injonction était simple, aussi simple qu’un ordre sans raison qu’on aurait inscrit sur des tablettes d’argile, soufflé par un dieu de la montagne à l’intention de son peuple errant dans le désert en direction de l’Histoire. Mais désormais, autour de toi, la ville est cette longue route de béton, circulaire et sans fin, sous laquelle coule la terre, les immeubles arrêtent le regard pour empêcher l’horizon, et il n’y a personne ici que toi — alors l’injonction disait le contraire de celle du dieu.
L’injonction s’adressait au premier qui passerait, tu endossais l’ordre : il fallait l’exécuter. Mais puisqu’il n’y avait personne ? Si tu te taisais, si tu laissais dire le mur, l’injonction te menaçait : si derrière toi surgissait un autre, c’est à sa merci que tu serais livré.
Mais il ne passait ici qu’un homme à la fois — la preuve. Autour, tu n’entendais même plus les passages des voitures et les bruits des travaux qui n’allaient jamais achever cette ville, c’était comme ta respiration. Oui, tu étais seul avec ces bruits qui témoignent que des millions vivent auprès de toi — et la solitude était plus forte.
L’injonction, puisqu’il n’y avait personne, t’avait frappé comme elle avait frappé les autres : avec douceur.
C’était une demande, une demande d’amour peut-être.
Il manquait l’autre. Il manquait aussi : frappe vite et fort.
Il manquait : ferme les yeux quand tu frapperas.
Il manquait aussi : n’aie pas peur.
La loi morale déposée sur le visage de l’autre, tu l’avais appris. Ici, elle exigeait le contraire. Oui, une fois qu’on est seul, il n’y a que le contraire de la loi.
Mais peut-être que c’était au langage que l’injonction s’adressait — la syntaxe massacrée, exécutée comme un geste de danse.
Tu savais bien que non. Tu savais bien que c’était à toi, puisqu’il n’y avait personne que toi, qu’elle s’adressait. Tu t’es demandé alors à quelle part de toi il fallait obéir pour tuer quelle autre part de toi.
Tu avais cherché les armes et tu n’en avais trouvé aucune.
Alors, tu avais dit simplement l’injonction que t’adressait la ville, tu l’avais dites forte d’abord, puis en toi-même moins pour la comprendre que pour en faire résonner l’écho, longtemps, songeant au mort à venir comme s’il fallait abréger ses souffrances.
Puis tu t’étais éloigné, indemne, pensais-tu.