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[ La ville écrite, un projet ]
mardi 29 octobre 2013
présentation du projet
Oui, la ville est un grand mur.
On ne sait pas très bien qui l’a levé, ni pourquoi il a pris cette forme étrange de ville creusée de rues comme un labyrinthe dans lequel on ne se perd jamais, des murs qui sont entre nous et le ciel la part du songe, là où le soir on vient se réfugier pour dormir et prendre des forces avant, le lendemain, dès l’aube, se jeter dans le dehors, organiser le réel, croire que le temps est notre histoire.
Le soir, d’épuisement, on revient habiter dans ces murs, on sait bien qu’on s’est trompé encore. À l’aube, on aura tout oublié, évidemment. Restent les murs. On pourrait croire qu’il ne s’agit que de murs, on se trompe.
Quand on s’approche, un soir, plus épuisé, ou moins désespéré du jour peut-être, on regarde mieux. Sur le mur, partout des inscriptions, des lettres, des mots, des pleines phrases sans adresse : on se retourne — non, il n’y a que nous, et les mots sur la paroi des murs sont pour nous. On lit mieux, on ne comprend pas.
On s’attarde pourtant, les saisit d’un geste et à bout de bras avec le minuscule appareil photo qui sert à enregistrer le réel comme pour en valider intérieurement l’existence, puis on rêve après ces inscriptions les récits qu’elles portent, avec des mots effacés qui se chevauchent, se répondent à distance, infiniment.
Enfin, on s’éloigne en faisant résonner en soi lentement la phrase étrange. Plus loin, ce sont d’autres inscriptions, et d’autres encore, sans plus de sens, ou liées par une énigme qui nous échappe. Jusqu’aux pieds des murs qu’on habite, d’autres inscriptions encore et d’autres : c’est fini alors : on ne verra plus qu’elles désormais, ces inscriptions, les murs de la ville en sont couvertes qui écrivent sur elle comme le grand roman de la ville écrite sans signature, un texte immense, sans histoire, sans personnage, sans plan, comme une énigme, un long texte avec des mots seulement, des beautés manifestes, des insultes aussi, beaucoup d’insultes – parce que la ville est sa propre colère –, des violences comme on n’en lit dans aucun livre – parce que la ville est un grand roman du désespoir –, et des mots d’amour, – parce que ce désespoir, la ville ne s’y résout jamais, et puisque cette colère est un désespoir qui lui survit, tendrement.
Des phrases mystérieuses de terreur et d’ivresse où la terreur prête à sourire pour ne pas qu’on s’effondre face à elle de tristesse ; des phrases inacceptables parfois qui donnent envie d’être arrachées, et dans cette envie, la joie d’être celui qui ne les accepte pas, digne de cela peut-être. La charge politique, lyrique, fantastique des inscriptions dévisagent souvent, et souvent aident à passer du matin jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin suivant, fabriquant en nous le rêve qui nous permet de croire que cette ville est la nôtre.
Ce texte que la ville écrit pour nous qui savons le lire est la littérature même, portée à son point d’incandescence et de perfection : une littérature écrite par tous, et pour tous, dans l’effacement de ses auteurs, au palimpseste miraculeux, soulevant à lui toutes les légendes qui fondent notre appartenance à elle.
Lire la ville est une croyance. L’écrire en retour, au lieu où elle a été écrite est ce geste qui relève de cette foi, étrange et essentielle ; une tâche de vivants.
Alors chaque jour après ce soir-là, on ira dans la ville avec ce regard neuf : celui qui cherche à lire dans la ville l’énigme de son inscription, et on continuera encore et encore parce qu’on ne cesse jamais de comprendre que l’énigme, c’est soi-même.