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« Marseille Quai Est »
jeudi 18 juin 2015
Texte écrit à l’invitation des éditions Bookstorming – dans le cadre de la réalisation d’un ouvrage sur les Terrasses du port, à Marseille. Ici, une histoire des docs, ou peut-être sa légende.
L’ouvrage est disponible ici
La ville semble alors un ventre qu’on déchire. Le milieu du XIXe s. est une bascule : on tourne une page au milieu du bruit des gravats renversés partout dans Marseille, chantier à ciel ouvert. À l’Est, on plante des avenues tracées à travers la campagne : au Prado, un boulevard-promenade ouvre la ville jusqu’au milieu des bastides du terroir ; au Sud, sur la colline qui domine la ville, un sanctuaire consacré à Notre-Dame bientôt va s’élever ; et à l’Ouest, alors qu’on perce dans les vieux quartiers des Carmes une tranchée qui sera le trait d’union du Port et des nouveaux bassins, on décide de dresser le nouveau centre maritime de Marseille. C’est une autre ville qui lance ses conquêtes sur l’ancienne : des milliers d’habitants sont déplacés, des maisons détruites, la terre remuée pourrait servir à tout ensevelir.
La ville a vu en un siècle sa population tripler et s’étend comme jamais dans son histoire. Le Second Empire voit là un laboratoire de son propre développement : son quai pour reconquérir le monde par la force du commerce. Alors, on voudrait que Marseille redevienne ce qu’elle fut : l’un des plus grands ports du Monde. Réinventer la ville, c’est inventer un Nouveau Port, loin du « Vieux » à l’étroit dans son anse. Les étendues à l’ouest appellent au nouveau départ.
Sur ce front maritime qui était encore la campagne, on a soulevé de mer des bassins destinés à recevoir les marchandises de toute la Méditerranée : d’abord celui de la Joliette en 1853, auquel suivront le Lazaret et le bassin de la Gare maritime en 1864. Les quais attendent leur maître. Paulin Talabot, polytechnicien, saint-simonien et visionnaire, sera celui-là. C’est un de ces hommes d’affaires qui pratiquent la politique comme le génie des Ponts et Chaussée. Il sait dessiner des voies de chemin de fer autant que créer des banques ou se faire élire dans le Gard. Si le seul élément qui peut arrêter le train est la mer, alors il faut en prendre possession, faire en sorte que la mer soit un hall de gare à perte de vue : c’est l’idée de génie de Talabot, qui s’empare de la Compagnie des Docks et Entrepôts de Marseille, fondée en 1856, et qui entre véritablement en service en 1860. La Compagnie achète à l’État pour 99 ans les 11 hectares sur les deux kilomètres le long du port et applique là les méthodes de travail des chemins de fer. Associé à son ami Jules Mirès, fondateur de la Société des Ports de Marseille, il impose rapidement la mécanisation des transports de marchandises, l’usage des grues à vapeur et des monte-charges mécaniques pour accélérer les flux et rationaliser l’organisation des échanges. C’est la fin des Portefaix qui transportaient les marchandises à bout de bras, et la naissance des Dockers.
Dans l’enfilade des bassins du Lazaret, de l’Arenc et de la Joliette (de Jules César, qui avait implanté ici son camp de refuge dans la guerre civile contre Pompée), P. Talabot désire lever un bâtiment pour mener la guerre commerciale qui s’annonce. C’est un chantier qui dit la démesure de l’homme autant que de l’époque – une façon de concevoir les échanges commerciaux comme le rêve de posséder le monde lui-même. Les quais sont protégés par une jetée immense, qui ne cessera de grandir et de mordre dans la mer. Sur les quais, des centaines de bateaux chaque jour accostent et repartent ; ils viennent d’Europe surtout, mais aussi de plus en plus d’Afrique et des Amériques. À même les quais, une trentaine de magasins jointifs à un seul étage servent de dépôt pour les marchandises directement acheminées depuis les cales des navires. Une voie ferrée longe ces quais, les trains arrivent directement de la nouvelle Gare Saint-Charles, bâtie en 1848. De l’autre côté, on dresse le Grand Entrepôt. P. Talabot fait appel à des frères d’armes : les ingénieurs des Ponts et Chaussées Hilarion Pascal et Gustave Desplaces. Le modèle est évidemment anglais, terre fondatrice de l’architecture industrielle et commerciale : ce sera ici un mélange des Docks de Londres et du marché couvert de Covent Gorden.
De 1858 à 1864 se construit un bâtiment multiple fait de 5 entrepôts gigantesques. L’ensemble vise à dominer le temps, pas moins : il court sur 365 mètres – comme de jours dans une année –, lèvent 52 portes – comme de semaines –, comportent 7 niveaux – comme de jours dans une semaine – et sont troués de 4 cours intérieures – comme les saisons. Une totalité, manière d’affirmer l’emprise sur l’espace autant que sur le temps. On accède aux différents étages par les tout premiers ascenseurs hydrauliques venus comme il se doit d’Angleterre : son inventeur, William Amstrong, vient lui-même les concevoir. Le bois est exclu pour un monument qui cherche à traverser les âges : les murs sont de pierre apparente, les voûtes de brique, les piliers de fonte, les portes, volets et poutres d’acier. Si l’ensemble paraît brut, c’est qu’il doit laisser apparaître l’évidence de sa fonction. Les toitures à sheds, inclinaisons en dents de scie, désignent l’atelier industriel : elles permettent à la lumière de pénétrer largement dans les magasins où l’on s’affaire, stocke et organise les flux de marchandises. Au sud, sur la place de la Joliette, les briques rouges – cas unique à Marseille – signent avec éclat la façade de l’Hôtel de la Direction.
L’ensemble, gigantesque et rationnel, fourmille un siècle durant. Il traverse âges d’or et crises, changements de régime, dépressions, grèves, renouveaux. Au cœur des années 1920, 1500 dockers travaillent là dans le bruit continu des cargaisons qu’on déplace.
Mais la fin de la Seconde Guerre mondiale conduit aussi au déclin inexorable du poumon maritime. Les équilibres internationaux ont basculé ; des choix politiques sont faits ; Marseille tourne le dos à la mer. Sur l’Étang de Berre est mis en activité un complexe portuaire tourné vers son époque.
En 1955, la fin de la concession centenaire approche. La Compagnie des Docks cède la main. Les Entrepôts et Magasins Généraux de Paris reprennent l’ensemble pour entreposer dans les hangars du papier et du blé, avant d’y aménager des bureaux. On oublie qu’ici fut la façade maritime de la ville. Désaffectés en 1988, les Docks sont voués comme ces années-là à New York ou à Londres à la destruction.
En 1991, la SARI prend alors possession des 11 hectares, fonde les « Grands Docks de Marseille » ; en 1995, la mairie lance un nouveau chantier de refondation du quartier près d’un siècle après sa levée de terre, pour refaire de ces quais un centre. Euroméditerranée renoue avec l’immense rêve de Talabot. L’architecte Éric Castaldi prend soin des Docks, réhabilités en grandes halles. En face, là où se tenaient les entrepôts proches de la mer, l’architecte Michel Petuaud-Letang conçoit un centre commercial comme une réplique majestueuse et légère des Entrepôts – mêmes courbures en sheds orientés au nord, mêmes lumières. À la clôture du lieu répond l’ouverture infinie qu’il appelle : à la terminaison du bâtiment et dans sa hauteur, la reformulation d’un quai, mais suspendu. Là se dressent désormais ces Terrasses du Port, promontoire sur la mer tourné vers l’ouest où le soleil tombe sur la nouvelle skyline d’une ville verticale à l’horizon duquel le regard embrasse le nord.
Tout autour de ces quais, c’est donc une nouvelle ville, encore : les quartiers d’affaires et les Docks autour des Terrasses du Port voudraient renouer avec le rêve urbain d’une ville où le centre serait dans ses axes, cette faculté d’imaginer la ville comme un spectacle, et la mer comme son ouverture. Les jours de Mistral, on entendrait encore la voix ancienne des Portefaix ou les cris des Dockers, la respiration des quartiers ensevelis, et l’on verrait s’allonger les ombres de Joseph Conrad qui embarqua ici pour le monde, et celles d’Arthur Rimbaud qui acheva là son voyage et sa vie : les désirs d’une ville toute entière pour renouer avec elle-même, au lieu des arrivées et des départs, l’endroit d’une rencontre, l’espace privilégié de tous les échanges – des Terrasses du Port, en même temps que la mer, les ombres et les cris de cette histoire, c’est aussi à travers le vent l’avenir de la ville qu’on perçoit.