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Quand la nuit vient | Le Ciel #38
lundi 24 juin 2019
C’était souvent qu’il regardait le ciel. Sans croyance, sans espoir : c’était justement un geste qui le délivrait de toute croyance et de tout espoir. Il n’y en avait finalement pas tant, ces gestes inutiles.
Du ciel, il y avait tellement de leçons à tirer. Des banales – que tout change aussi rapidement que le plus parfait agencement de nuages –, et des mystérieuses – l’instant précis où la nuit devient le jour : cet instant qui n’existe pas. D’autres leçons encore, chaque matin en apportait une, et d’abord celle-ci : que chaque matin apportait un ciel neuf et toujours semblable. Les leçons banales étaient aussi les plus mystérieuses.
Regarder le ciel ne consolait pas de la terre ; regarder le ciel ne remplaçait aucune tâche. Regarder le ciel ne demandait aucun effort. Regarder le ciel, ce n’était pas à proprement parler regarder quelque chose. Alors c’est peut-être pour toutes ces raisons que regarder le ciel revêtait pour lui une telle importance.
Dans regarder le ciel, il y avait aussi le plus vieux geste du monde – le premier, avec gratter la terre de ses mains. Regarder le ciel était peut-être aussi le dernier geste du monde, juste avant qu’une main se pose et ferme les yeux et que la terre recouvre le visage. Il est vrai qu’on mourrait sous un toit maintenant et cela expliquait sans doute bien des choses dans l’ordre égaré du monde.
Il y avait dans ce geste l’approche d’un lointain : la nuit, on regardait à travers le noir du ciel des lumières dont la plupart étaient déjà mortes depuis des millions d’années – c’était une autre de ces leçons incompréhensibles qu’on emportait avec soi.
On songeait que ces lumières déjà mortes permettaient de voir la nuit : la leçon était décidément trop mystérieuse pour nous.
Les jours où il pleuvait, le ciel semblait plus proche ; plus lointain quand il était d’un bleu impeccable, intouchable. La plupart des jours passaient au-dessus des distances ; on mourrait autant les jours de pluie que de grand soleil. Leçon encore et toujours, mais laquelle ?
C’était finalement le seul commun. On partageait la couleur du ciel davantage que nos luttes. Non. On partageait la couleur du ciel au nom de ces luttes.
Des siècles ont passé sous ce ciel : désormais qu’il était vide, enfin délivré de l’espoir et des croyances, on était nu sous ce ciel, comme ce ciel était désormais nu. Dans ce face à face entre le ciel et nous, lui regardait le ciel avec nos yeux.
Quand deux avions se croisaient dans le ciel, il cessait de regarder le ciel et préférait regarder longuement la trace des avions ; il restait les yeux fixés là où les traces se croisaient ; il imaginait le secret de ces croisements. Il voyait l’image parfaite du ciel souillé et devenu visible, devenu visible dans la souillure.
Il ne regardait jamais sans émotion les croisements des avions dans le ciel. Il pensait : c’est là. Et en effet, c’était là.
Regarder le ciel l’attachait aux hommes plus qu’au ciel, et c’est pourquoi aussi il regardait le ciel.