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Quand la nuit vient | Les Murs de la ville #41
jeudi 27 juin 2019
Il les regardait avec tendresse. Les murs de la ville recouverts d’insultes le consolaient souvent. La ville devenait alors plus habitable – le temps qu’on la nettoie et qu’elle redevienne ce qu’elle est : des couloirs dans lesquels s’engouffrait du temps qu’on ne rattraperait jamais. Les insultes sur les murs possédaient pour eux la rage de ne pas s’en tenir là, non. La tendresse qu’il éprouvait à leurs égards était à cette mesure : infinie.
Ce n’était même pas des insultes. Parfois simplement des lettres ; parfois seulement des signes. Des signes ? Mais qui ne signifiaient rien. Des traces, mais sans portée. Des griffures anonymes sur tous les murs de la ville. Les auteurs ne laissaient rien d’eux ; ou parfois, ces signes, ces traces, c’étaient leurs noms – des noms illisibles pour des autorités qui ne cherchaient qu’à les effacer le jour. La nuit, la blancheur des murs était une provocation à laquelle on ne pouvait pas résister.
C’était un grand livre qu’il avait appris à lire. L’histoire ne connaissait ni début ni personnage ; elle se passait là sous ses yeux dans toutes les langues du monde. Il suffisait de se pencher avec tendresse sur les murs pour voir simplement se dérouler la colère qui disait combien la ville ne suffisait pas.
Les murs de la ville recouverts de signes aux couleurs sales et hâtives étaient inépuisables. Ce qu’on arrachait aux murs, c’était une présence accrue ici et là. Il lisait cela aussi. La ville nous avait tant dépossédés de la ville : écrire sur elle, c’était une manière de choisir pour nous les fondations neuves de nos vies. Il lisait cela par-dessus tout.
Souvent il pensait à ceux qui la nuit courraient pour écrire sur les murs des phrases sans mots, des cris purs, des signes qui allaient griffer le jour. Il ne les croisait jamais, ceux-là qui partaient la nuit à la conquête de ces murs ; il se demandait combien ils étaient ; s’il y avait des jours pour cela, des nuits plus fécondes. Il aurait aimé les voir, voir les gestes et comment s’invente la ville, la ville véritable qui devenait la nôtre sous leurs bombes.
Il se demandait si les murs se répondaient ; si les signes illisibles étaient signaux dans la nuit pour ceux qui savaient la science de ces griffures. Il aimait penser que c’était le cas : qu’on préparait ici quelque chose, qu’on fomentait les complots à ciel ouvert, que les soulèvements prenaient date ici.
Il aurait tant voulu les voir : mais jamais il n’aurait osé aller la nuit parmi eux et la ville et poser la main sur les murs, et écrire, raturer des signes, griffer, arracher à la ville un fragment de son appartenance. Lui lisait. Lui marchait le jour au milieu de ces débris de nuit marqués par ses frères. Car sur ces murs, il aimait le croire, des frères avaient pour lui écrit longuement le chiffre de son appartenance.
Il aimait le croire, oui ; comme il aimait penser que sur ces murs quelque part s’étalait en lettres majuscules son propre nom illisible.