Accueil > INTERVENTIONS | COMMUNES > Am Unsere Freunde | entretien du Comité invisible avec Die Zeit
Am Unsere Freunde | entretien du Comité invisible avec Die Zeit
lundi 27 avril 2015
Le 23 avril, le quotidien allemand de centre-droit Die Zeit publie un entretien avec les membres du Comité Invisible, à l’occasion de la sortie en langue allemande de l’ouvrage À Nos Amis (Am Unsere Freunde). Mais le Comité invisible (Unsichtbares Komitee) n’est pas un auteur, ou un collectif d’auteurs : plutôt « une instance d’énonciation stratégique pour le mouvement révolutionnaire ». C’est sans doute à ce titre qu’ils ont adressé les réponses que l’on peut lire dans Die Zeit : là où leur parole intervient est à l’endroit d’un tiers, comme une façon de prolonger un mouvement plutôt que d’en être héritier ou une manière de parler dans la parole révolutionnaire.
Le site lundimatin diffuse cet entretien, repris ici.
Contre qui l’insurrection qui vient doit-elle se diriger ? Comment définir son adversaire politique dans le contexte de la jungle post-moderne ?
« Les seigneurs s’y entendent très bien par eux-mêmes à faire que le pauvre leur devienne ennemi. Ils ne veulent pas mettre un terme à ce qui cause les insurrections. Comment voulez-vous que tout cela finisse bien ? » (Thomas Münzer)
Pourquoi êtes-vous à ce point convaincus qu’il peut y avoir une alternative au capitalisme tardif ? Ne sommes-nous pas tous, vous y compris, également des profiteurs du système ? Pouvons-nous combattre ses désavantages sans perdre ses avantages ?
« Il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée. « La » plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager. » (Michel Foucault)
Quel est le plus important, entre la révolution dans le domaine politico-économique et celle du monde intérieur, c’est-à-dire la création d’une « nouvelle conscience » ?
« La coïncidence de la transformation du milieu et de l’activité humaine ou de la transformation de l’homme par lui-même ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire. » (Karl Marx)
Serait-ce pertinent de revenir à des économies nationales et régionales, et aux monnaies nationales, aux espaces économiques régionaux ?
« L’échelle nationale, qui fut longtemps l’échelle par excellence de l’action politique que ce soit pour l’État ou pour les révolutionnaires, est devenue celle de l’impuissance. Impuissance qui se retourne contre elle-même en une rage nationaliste qui, partout, gagne du terrain. Il n’y a plus rien à faire du cadre national, et pas seulement parce qu’il va si bien à toutes les formes de réaction. Il n’y a juste plus rien à en attendre. Il est mort et enterré. L’État n’est plus bon qu’à servir la cuisine concoctée par la Troïka, cette Sainte Trinité faite du Fonds Monétaire International, de la Banque Centrale et de la Commission Européennes. Pour nous, le national n’existe plus. Il n’y a plus que du local et du mondial. » (Destroika)
D’ailleurs, le retour à des formes de vie pré-modernes est-il une option possible ? Autrement dit, faut-il liquider la modernité digitalisée et la mondialisation ?
« Croire au progrès ne veut pas dire qu’un progrès est déjà advenu. Ce ne serait plus de la croyance. » (Franz Kafka)
Vous inscrivez-vous dans la tradition de l’anarchisme français ? Quels sont vos modèles ?
« Jusqu’ici les anarchistes eux-mêmes sont essentiellement demeurés des systématiques extrêmes, au fond leur anarchie est un concept étroitement ficelé (…) L’anarchie n’est pourtant rien de si froid et de si clair que les anarchistes la conçoivent ; quand l’anarchie deviendra un rêve sombre et profond, au lieu d’être un monde accessible au concept, alors leur éthos et leurs habitudes deviendront de cette même sorte. » (Gustav Landauer)
Que pensez-vous de cette réflexion de Dostoïevski : « Qu’il soit religieux ou socialiste, le salut de la délivrance de tous les êtres humains ne vaudra jamais les larmes d’un seul enfant » ?
« Parce que l’histoire, en tant que chose qui peut être construite, n’est pas le bien, mais l’horreur, la pensée véritable est d’abord négative. La pensée de l’émancipation ne procède pas de ce qu’elle vise l’idéal d’une société juste, mais qu’elle se sépare d’une société fausse. » (Theodor Adorno)
Quelle différence faites-vous entre la violence de droite et celle de gauche ? Ou, pour le dire avec Walter Benjamin, comment différenciez-vous la violence pure de la violence instrumentale ?
Francfort, 18 mars 2015, 6H30, avenue Zeil, n° 33, commissariat de police.
Pourquoi ne faites-vous aucune différence entre le pouvoir légitime démocratique et la violence étatique illégitime ?
« Encore que la police soit toujours égale à elle-même, on ne peut méconnaître en fin de compte que son esprit fait moins de ravages là où, dans la monarchie absolue, elle représente la violence du souverain, en laquelle s’unissent les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs, que dans des démocraties où sa présence, que ne rehausse aucune relation de ce genre, témoigne de la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir. » (Walter Benjamin)
Herbert Marcuse disait en substance : une révolution ne se justifie que lorsqu’il existe une situation révolutionnaire, et si la grande majorité de la population souffre. Avait-il raison ?
« Andreas Lubitz était un homme normal. Tous les gens ayant eu à le côtoyer le disent, il n’y a donc aucun doute là-dessus : on est normal dans la seule mesure où l’on est reconnu comme tel par le plus grand nombre. Il n’était pas musulman, pas anarchiste, pas drogué et pas même alcoolique ! Il était tellement normal qu’il souffrait, comme presque tout le monde en Europe occidentale, de « dépression ». Après tout, quoi de plus normal que d’être dépressif quand on vit dans un pays déprimant ? » (Alessi dell’Umbria)
Selon la formule de Marx, vous définissez le « bonheur » comme une « lutte ». C’est-à-dire qu’il vous faut toujours un adversaire pour être heureux. Un Autre hostile devient le sens de votre existence. Pourquoi ?
« On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – car on ne veut pas se gâter l’estomac. On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé. « Nous avons inventé le bonheur », - disent les derniers hommes, et ils clignent de l’oeil. » (Friedrich Nietzsche)
Si vous définissez l’histoire de monde comme « guerre » permanente, vous transformez une description empirique en une assertion ontologique. L’essence de l’histoire est la « guerre », et donc la guerre doit être. Pourquoi ce court-circuit ?
« Si la technicité ou l’économie normative qui est la marque de notre époque, cache le conflit originaire, même lorsque celui-ci est démultiplié, porté aux extrêmes, alors ouvrir un champ, pour manifester ce conflit dénié, n’est pas un programme aussi obscur qu’il paraît. C’est le programme de la vérité. » (Reiner Schürmann)
Pourquoi prenez-vous a priori la décision normative de lier l’intensité existentielle à l’expérience de la violence et l’ivresse ? La paix n’est-elle pas intensité, elle aussi ?
« La classe ouvrière, qui était bien disciplinée sinon, qui avait confiance en ses dirigeants sociaux-démocrates, et qui était satisfaite que la commune de Vienne fût gérée par eux de façon exemplaire, agit ce jour-là sans ses dirigeants. Lorsqu’elle incendia le Palais de justice, Seitz, le bourgmestre, sur une voiture de pompiers, le bras droit levé, voulut leur barrer le chemin. Son geste demeura sans effet : le Palais de justice brûla. La police reçut l’ordre de tirer ; il y eut quatre-vingt-dix morts. Quarante-six ans se sont écoulés ; et l’émotion de cette journée, je la ressens encore jusqu’à la moelle. C’est ce que j’ai vécu de plus proche d’une révolution. Des centaines de pages ne suffiraient pas pour décrire tout ce que je vis. » (Elias Canetti sur la journée du 15 juillet 1927)
Pourquoi ne différenciez-vous pas entre les insurrections dans les pays démocratiques et ceux des pays non démocratiques ?
« Qu’est-ce donc qu’un démocrate, je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc. Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sous cette enseigne ? Tout le monde se prétend démocrate. » (Auguste Blanqui)
Pourquoi ce qui vient serait-t-il meilleur que ce qui est ?
« Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde, qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque. » (Franz Kafka)
À quoi vos ennemis doivent-ils s’attendre de votre part ? Quel sera le sort de ceux qui ne sont ni de votre côté, ni de celui du pouvoir ?
« Le ciel et la terre sont d’une beauté majestueuse, mais ils n’en parlent pas ; les quatre saisons se succèdent selon une loi évidente, mais elles n’en discutent pas. » (Tchouang-Tseu)
Même dans la communauté du futur, la question clé restera de savoir qui décide. Vous avez décidé de bannir toute forme de représentation. Qui représentez-vous vous-mêmes ?
« Notre mandat de représentants du parti prolétarien, nous ne le tenons que de nous-mêmes, mais il est contresigné par la haine exclusive et générale que nous ont vouée toutes les fractions du vieux monde et tous les partis. » (Karl Marx)
Quand se termine l’état d’exception de l’histoire ?
« Le Messie viendra quand il ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’après sa venue, il ne viendra pas le dernier jour mais le tout dernier. » (Franz Kafka)