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De Mai 68 à Mai 18 | la déprise de l’Odéon
Où est l’esprit de 68 ?
mercredi 9 mai 2018
Lundi donc, un théâtre national parisien était occupé : malheureusement non pas par des insurgé•e•s qui voulaient en modifier la programmation, mais par du théâtre, tel qu’en lui-même l’éternité ne le changerait jamais, ni la conjoncture ni les forces en présence, ni le souci du monde ni rien d’autre que sa logique propre, ignorante et lâche. Un théâtre qui s’était donné la soirée pour célébrer précisément cela même qu’on chasserait au même moment, dans les rues adjacentes, à coups de matraque et de gaz de défense : un théâtre qui au-dedans raconterait la joie des soulèvements passés, mais qui ne manquerait de faire appel aux forces de l’ordre pour ne surtout pas que ce soulèvement ait lieu, au présent. Les forces de la joie, elles, sauraient désormais à quoi s’en tenir. Retour sur cette soirée – où je n’étais pas – et quelques leçons à tirer.
Lundi, on avait donc programmé à l’Odéon une rétrospective, sur le thème du passé : soirée consacrée au joli mois de Mai 68 (son Saint Esprit) au lieu du crime, l’Odéon, cet espace où quelque chose s’était jadis passé, minuscule peut-être, mais symbolique : la Prise de l’Odéon, théâtre devenu alors « la principale tribune du “tout est possible” » – selon les mots de l’organisateur de la soirée de lundi.
Antoine de Baecque est enseignant et historien, il sait lire le passé comme on écrit un livre : un mot après l’autre en commençant par l’origine. Et quand l’origine surgit comme devenir, sait-on la lire ? Pour célébrer la « communauté de jeunes gens qui tenta d’inventer une utopie et de la vivre » [dixit], on jouait à guichet fermé. Dehors, la rue pouvait bien continuer de battre le pavé froid des jours de mai 18. Mai 68 sur le plateau de l’Odéon aujourd’hui, c’était donc cela : des mots qu’on échangerait pour saluer la révolte — on sonnerait une cloche pour distribuer la parole. Tout ce mépris insignifiant des choses mortes quand on les répète — il est vrai que la répétition est le mot d’ordre du théâtre pour s’acquitter du passé au lieu même du présent.
Au présent, c’est soudain, ce lundi soir, deux cents jeunes hommes et femmes venus aux portes du théâtre : des individus, diront les organisateurs et les forces de l’ordre (comme si c’était deux choses différentes…) ; des individus – peut-être sommes-nous désormais cela, individu•e•s au lieu d’hommes et de femmes, individu•e•s plutôt que peuple, ou classe, ou masse. Deux cents hommes et femmes sont aux portes du théâtre et réclament leur droit d’être présents, sur le plateau du théâtre organisé sans eux, mais pour eux ? Ils demandent à entrer, rejouant sans y croire évidemment la vieille geste qu’on célèbre au-dedans des murs. Ils le font aussi parce qu’ils savaient qu’on leur refuserait. Ils ne se doutaient quand même pas qu’on leur enverrait Compagnies Républicaines de Sécurité, bombes lacrymogènes et tant de mépris.
« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » – la phrase de Marx est bien connue, qui aura oublié, lui, que cette farce ne va pas sans violence – violence qui n’est pas seulement symbolique, et pour autant qu’elle serait légitime, pas moins injuste.
À l’intérieur du théâtre, pendant l’entracte, il paraît — je n’y étais pas —, qu’on regarde, par les fenêtres à l’étage où on sert champagne et verrines, les deux cents revenir aux portes du théâtre, et les CRS bloquer l’accès en haies d’honneur et boucliers levés ; que ceux de l’étage aux fenêtres ont pensé un instant à un happening qui ferait partie du spectacle, que c’était bien joué, que les manifestants semblaient tellement vrais, et les CRS, et les lacrymos. Ô théâtre documentaire du reenactement permanent. C’était seulement de la vie, au contraire, qui se passait en bas, dessous, là-bas, de l’autre côté du théâtre.
Comment reprendre ? Le cinéaste Nicolas Klotz ou le philosophe Mathieu Potte-Bonneville quittent les lieux — c’est la moindre des choses —, tout comme le musicien Rodolphe Burger, qui tente de faire entrer un manifestant, sans y parvenir ; tout le reste continue, et le reste fait honte. Certains intervenants voudraient bien évoquer ce qui se passe dehors, mais le dehors reste au loin, comme une menace, un trouble à l’ordre public : misère. Les portes restent fermées sur les lacrymos dehors et les deux cents. « Trop risqué pour la direction du théâtre » de les faire entrer : ce risque qui s’appelle seulement la dignité, et qui ne renvoie qu’au ridicule de la situation. Dedans, on salue la force d’utopie de ceux qui autrefois ont voulu reprendre les rênes de l’Histoire — sans voir que dehors a lieu le dedans du présent.
Restent ces cris dehors : « On veut voir Cohn-Bendit protégé par les flics ». D’autres : « Où est l’esprit de 68 ? ». Si l’esprit est un souffle qui demande de la croyance, la chair est bien là, tangible sous les coups de matraque, joyeuse quand il faut réclamer des comptes au présent au nom de l’Histoire célébrée pour mieux être évacuée.
« J’ai toujours détesté le théâtre, parce que le théâtre c’est le contraire de la vie ; mais j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vie. », phrase de Koltès qui me sert tant de boussole et qui aujourd’hui tombe comme un dernier mot. Le théâtre, cet endroit où la vie est mise aux portes.
Restent ces cris dehors qui finiront bien par entrer dans ces théâtres pour les mettre à bas et mieux les réinventer.