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Frédéric Lordon | la sédition, le bien le plus précieux
Et à la nuit debout
samedi 2 avril 2016
Intervention de Frédéric Lordon à l’université de Tolbiac,
le 30 mars 2016.
Je voudrais d’abord vous dire combien je suis impressionné par ce qui se passe ici et par ce que vous faites, mais réellement.
Et puis, comme j’ai un peu l’esprit d’escalier, il m’est revenu en tête, mais en entrant dans l’amphi, quelque chose que j’avais oublié, alors qu’il me semble important de vous le dire. On raconte souvent que la France n’exporte pas : c’est une énorme connerie. Nous exportons des biens de très hautes valeurs, mais, je veux dire, bien plus que du parfum ou des sacs à mains LVMH… En 2010, lorsque Cameron est arrivé au pouvoir, il a augmenté dans des proportions faramineuses les droits d’inscriptions aux Universités. Il s’en est suivi des manifestations considérables dans Londres. Et savez vous ce que les étudiants anglais qui défilaient dans les rues de Londres chantaient, en slogan ? "Tous ensemble, tous ensemble"…
Nous exportons la sédition qui est le plus précieux des biens, alors redressons la balance des paiements, inventons des slogans.
Schopenhauer disait qu’on ne fait pas faire des ruades à un cheval de bois, je ne suis pas sûr qu’on fasse faire des meetings à un universitaire, mais enfin il me revient de conclure, et je vais le faire à ma manière, donc peut-être il faut que je m’excuse par avance.
Mais enfin, voyons, on a là un avocat teigneux – il nous manque le syndicaliste énervé –, on a des étudiants qui ont passé depuis longtemps leur point d’ébullition, des lycéens très à chaud également, des camarades cheminots en lutte, un étudiant sud-africain – je ne parle pas du chercheur égaré –…, c’est quand même un fameux ramassis cette tribune !…
C’est la cour des miracles… Il y a de tout… c’est vraiment l’horreur, je veux dire… C’est un cauchemar, c’est un cauchemar de ministre, de directeur de cabinet, de conseiller technique… Je pense même à ce pauvre permanencier des renseignements généraux qui est quelque part parmi nous, nous le saluons !
Tout cela n’est pas drôle… Et c’est vrai que c’est l’horreur pour eux. Déjà la sédition des jeunes au naturel, c’est leur hantise, c’est la hantise du pouvoir. Mais sa hantise au carré, c’est le contact des jeunes avec les classes ouvrières, et plus généralement avec le salariat, soit exactement ce qui est en train de se passer ici, ce soir.
Au demeurant, nous le savons bien, cette catégorie de la jeunesse est des plus filandreuses. Elle est surtout utile au pouvoir pour créer des distinctions, donc des séparations, là où en réalité il y a de grandes continuités, et notamment la continuité salariale. La continuité entre ceux qu’on forme – ou plutôt qu’on formate – pour les apprêter bientôt au salariat, et ceux qui y sont déjà… Et certains d’entre nous de nos camarades viennent de nous en parler, c’est assez édifiant, n’est-ce pas ? Et il vaut mieux en effet pour le pouvoir que ces continuités demeurent inaperçues. C’est que du moment où elles viennent à l’esprit des intéressés, elles sont toujours à même de muter en solidarité. Mais à même seulement, il faut pas se raconter des histoires. En temps ordinaire, toute la sociologie s’oppose à cette mutation. Les étudiants normalement sont conformés pour venir renouveler le stock des CSP+, obtenir assez facilement le crédit pour leur Renault Scénic, peut-être même accéder à la propriété, en tous cas ne jamais voir un étudiant de leur vie. Comme on le sait depuis longtemps, les frontières invisibles du monde social offrent un principe de compartimentation où le pouvoir trouve la meilleure garantie de sa tranquillité. À ceci près que le pouvoir néo-libéral, qui est indissolublement un pouvoir stato-capitaliste, ce pouvoir que rien ne retient depuis trois décennies, a logiquement fini par se croire tout permis. Aussi ce capitalisme qui n’a plus aucun sens de l’abus s’est-il mis à maltraiter tout le monde, à violenter indistinctement, et jusque des populations qui constituaient pourtant sa base sociale, les cadres, par exemple, les cadres présents, mais aussi les cadres futurs, donc les étudiants – qui d’ailleurs se font de bonne heure une idée assez nette de ce qu’il les attend dans la vie professionnelle, en commençant avec des stages pourris, en enchaînant avec des CDD précarisés payés au lance-pierres, etc. Et c’est alors que la grande continuité salariale reprend le dessus, et finit par l’emporter sur les autres discontinuités sociologiques. Le commun principal apparaît derrière les différenciations secondaires. Et oui, les conditions sont réunies pour que les continuités mutent bel et bien en solidarité. Malheur au pouvoir qui a laissé se produire de telles coalescences.
Et malheur à lui en effet parce que nous en sommes bien là. Et que la décompartimentation, la convergence des luttes jadis séparées entraînent inévitablement le dépassement des questions que chacune posait localement par devers soi. Mais des questions de bien plus grandes généralités, adéquates précisément à ce qu’il leur ait de commun. Dans ce cauchemardesque alignement de planète, le pouvoir se retrouve confronté non seulement à des gens qu’il s’efforce habituellement de tenir séparés, mais à des questions qu’il s’efforce de maintenir refoulées. Les questions préalables au paisible exercice de l’administration ordinaire, qui peut à la rigueur répondre à la question comment ?, mais qui se trouve totalement déconcerté quand on lui demande pourquoi ?. Or, pour ce qui nous concerne, nous en sommes maintenant à quelques pourquoi assez fondamentaux. Qu’il soit bien clair désormais que nous nous foutons de la loi El Khomri. Bien sûr la loi El Khomri est là, et je serai presque tentés de dire à notre plus grande satisfaction d’ailleurs. Il nous manquait réellement quelque chose pour faire précipiter à grande échelle tout ce qui est en suspension depuis si longtemps.
En tous cas, de ce que nous nous foutons de la loi El Khomri, il suit que nous ne revendiquons nullement qu’elle soit réécrite ; nous ne revendiquons pas de droit. Nous ne revendiquons pas du tout d’ailleurs. Revendiquer, c’est déjà s’être soumis. Revendiquer, c’est s’adresser à une puissance tutélaire aimable, à un débonnaire bienfaiteur. Les enfants réclament, grandis ils revendiquent. Hé bien pour le plus grand malheur du bienfaiteur présent, nous sommes plutôt décidés à sortir de l’enfance politique. Et en politique, s’extraire de la condition infantile, en finir avec l’état de minorité, c’est commencer à poser pour son propre compte des affirmations. Alors disons les choses tout de suite et sans détour. Avec l’État – grand E –, l’État qui ne reconnaît que pour lui-même, et pour lui seul, l’état de la majorité et le monopole des affirmations, il est possible que ça ne passe pas très bien avec lui. Le monopole parental – le monopole bienfaiteur – n’aime pas être contesté et il n’aime pas être défait, il va pourtant falloir qu’il s’y fasse. La puissance tutélaire qui se croit la seule puissance affirmative a pour habitude de cantonner ses sujets à la réception passive, c’est-à-dire au droit de dire oui, ou de temps en temps à la rigueur de chouiner un peu, de préférence entre République et Nation.
Et la puissance tutélaire tombe de haut quand elle découvre ce qu’elle peut à peine concevoir : que les gens sont fort capables d’affirmer des idées à propos de ce qui les intéresse au premier chef, leurs existences même, et spécialement leurs existences au travail. Ils le peuvent d’autant mieux qu’ils reçoivent aujourd’hui cette aide inespérée à la clarification de leurs idées que leur apporte la loi El Khomry qui se propose comme jamais d’établir l’empire complet du capital sur le travail. En réalité, cet empire-là, bon nombre de salariés en avaient déjà une idée claire et distincte : tous ceux de nos camarades salariés qui se sont exprimés à cette tribune savent de première main ce qu’il en est de vivre sous l’arbitraire souverain du propriétaire des moyens de productions. Mais la Loi Travail, qu’on pourrait peut-être d’ailleurs tout aussi bien appeler la Loi Capital, cette Loi Travail aura eu ce merveilleux pouvoir de faire encore mieux connaître à ceux qui s’apprêtent au salariat ce qui les attend : de nous conduire à prêter l’oreille à ceux qui y sont déjà, dans les positions les plus fragilisées, que personne n’entendait plus, alors qu’ils ont tant de choses à raconter. Bref, elle aura eu le merveilleux pouvoir de nous réunir. Et pas seulement de nous réunir : de nous réunir autour de questions fondamentales, parmi lesquelles celle-ci : Qui a besoin de qui ?… Entre les propriétaires du capital et les salariés, qui a le plus besoin des autres ? C’est une question qui n’a rien de neuf. Les années 70 les avaient déjà posées pour leur compte, et avec beaucoup d’intensité. Elles n’ont certainement rien perdu de leur actualité depuis. Et c’est d’ailleurs bien plus qu’une question : c’est un fer de lance. C’est un critère. C’est-à-dire une arme pour faire la décision. Malheureusement pour ceux qui croient être du côté du manche, le critère ne tranche pas en leur faveur. Hé bien le jour où de cela tout le monde aura une claire conscience, je ne donne pas cher de leur peau.
Si ce qui se passe maintenant a un sens, il est de nous préparer à les oublier, et de commencer déjà à réfléchir à la manière dont nous vivrons sans eux, c’est-à-dire dont nous vivrons pour nous.
À demain dans la rue et à la nuit debout.