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Refuser la guerre : et d’être un civil
vendredi 18 décembre 2015
note écrite pour le collectif L’Insensé, et d’abord publiée dans l’Édito de décembre
À quoi reconnaît-on que nous sommes en guerre ?
Dans une guerre, il n’y a plus de citoyens, il n’y a que des civils.
Les crimes sont abjects et lâches par nature : ceux du 13 novembre à Paris l’étaient peut-être davantage encore, parce que le théâtre d’opérations qu’ils dressaient, c’était nos rues, les terrasses où s’inventent et se jouent les amitiés, une salle de spectacle, ces territoires où le privé et le public se lient, quand le soir s’ouvre le temps libre de nos vies lâchées. À la sidération a succédé le temps du chagrin, et celui du deuil. Tous, comme beaucoup, nous avions des amis là-bas, ou dont les amis avaient des amis qui. Et puis, comment ne pas penser au fait que nous aussi, à ces terrasses, nous avons partagé des verres et du temps, et passé tant de soirs. Comment ne pas penser qu’ils sont tombés là où nous étions, là où nous aurions pu être.
Le mot de la guerre pourtant, c’est là aussi, c’est à cet endroit surtout, et au nom de ceux-là, qu’il faut le récuser, en refuser la lâcheté. Daesh tire sur des hommes en voulant voir, en eux, des soldats : l’État dit qu’on lui a déclaré la guerre parce qu’ils ont abattus des civils. Ni soldats, ni civils : c’est cette double assignation qu’il faut absolument combattre, mais hommes et femmes, en dehors de toute assignation, libres d’avoir été ici ce qu’ils étaient dans leur vie. La guerre organise des lignes de front infranchissables : mobilise l’énergie d’un peuple et d’une économie, engage une morale, produit des forces orientées toutes vers l’effort de guerre qui abolit tout autre plan d’action et de pensée. La guerre se fait toujours contre l’idée qui voudrait s’opposer à elle. C’est sa nature. La guerre se fait, à terme, toujours contre ceux pour qui elle se fait : c’est son essence.
« L’Enfer est vide, tous les démons sont ici », hurle Ferdinand, le fils du roi, dans le naufrage de son bateau. La Tempête de Shakespeare est dans ce cri : il est celui de notre temps échoué sur le ressac de ce présent. Il n’y a pas d’arrière-monde, et les démons sont peut-être aussi en nous. Ils sont dans les rues avec les Kalach en bandoulières : et quand pour défendre ce qui est attaqué, on piétine les valeurs attaquées, on jette alors sur les démons d’autres démons, et ce sont eux qui finiront par nous dévorer.
Ainsi au nom de la République, on a vu ces dernières mois suspendue la République : est proclamé, contre le droit, l’état d’urgence (qu’un député de l’opposition – devenu président de la région Provence – a loué en l’écrivant, avec une majuscule État d’urgence, lapsus édifiant, qui tend à inscrire la confusion entre la nature d’un élément – sa manière d’être –, et l’organisation sociale du pouvoir). Les Gouvernants renoncent à faire examiner leur arsenal législatif martial au motif que le Conseil Constitutionnel le jugerait à coup sûr illégal : et ce faisant, le justifient aux yeux d’une opinion égarée, sidérée, refoulée.
Le bilan de ces mois d’état d’urgence suffit pour décrire son but : 2 500 perquisitions administratives, 354 assignations à résidence, 305 interpellations et 267 gardes à vue – et aucune mise en examen pour des faits de terrorisme. Ici, une fillette est blessée par les forces d’intervention qui ouvre le feu accidentellement. Là, on défonce une porte et saccage un appartement par erreur… (la Quadrature du net dresse la liste de ces outrages : elle sidère).
C’est là seulement, pensent les gouvernants – et l’opinion qui pousse le lâche soupir de soulagement à chaque perquisition stérile de plus… – que l’État est visible : et il est visible le plus manifestement lorsqu’il accomplit sa fonction policière : il a renoncé à vouloir gouverner, mais s’exerce pleinement dans le contrôle de sa population. C’est le vrai théâtre du Pouvoir. La représentation spectaculaire de son organisation. Un quadrillage chorégraphique d’un pays qu’on nomme dès lors territoire. Les forces de l’ordre appelées par leur nom.
La sécurité est la première des libertés, vocifère le Premier ministre, reprenant une antienne bien connue des fascistes. Certains se réclament, pour la hurler plus fort, de l’héritage révolutionnaire. C’est oublier que pour les Révolutionnaires – relire l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen –, la Sûreté, comme la liberté, est un droit revendiqué contre l’arbitraire de l’État. La Sûreté, comme la liberté, et la résistance à l’oppression.
Refuser la guerre, c’est ainsi refuser d’être un civil et reconquérir son droit d’être un citoyen. C’est refuser d’être réduit à son État civil – des papiers d’identité comme garants et preuves de notre être –, et arracher le devoir de nos devenirs. C’est dire que l’ordre républicain et révolutionnaire n’a rien à voir avec les forces de l’ordre républicaines. Quant à la République, elle veille sur elle-même. Elle vote contre ce qui la menace. Surtout, partout, elle lève des initiatives où domine la vigilance contre tout ce qui pourrait réduire le champ du possible : contre la terreur des fanatiques – dont l’idéologie est davantage celle du grand banditisme –, contre la contre-terreur d’un État d’urgence permanent, contre la jouissance de ceux qui soufflent sur les braises brunes de leur paranoïa identitaire, il y a des recours. Qui ne sont ni des abris, ni des bastions. Mais des espaces, intérieurs et partagés, de nouvelles conquêtes – là où l’amitié est celles de luttes joyeuses qui réinventent en retour l’intensité du monde : l’art n’y est sans doute pas la réponse, mais le lieu décisif d’une ressaisie, l’un des espaces de mobilisations des forces, avant les luttes qui s’annoncent.