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Tout ce qui est

est à tous

lundi 29 avril 2024


« La vie n’est donnée en propriété à personne, en usage à tous. »

Lucrèce


Il y a eu l’hiver, le froid et le vent, un vent de trois mois sur toutes faces de ces jours dans Marseille et face au vent, la fatigue de lui tenir tête : il y a eu le face à face avec les jours et la rétraction, faire silence : ne rien écrire dans ces pages. Je n’aurai ouvert ces carnets que pour déposer quelques images, le journal vidéo de jours passés à les affronter comme on enjambe son propre épuisement.

Mais par-dessus la nuit, il y a eu ce travail patient et impossible qui m’aura saisi tout entier et jeté au milieu de ses cendres.

Quand il faut nommer l’époque, on cherche en vain des mots neufs ajustés à elle, on se perd dans la langue du présent seulement tramée dans celle des vainqueurs et qui nous toise, nous vendrait son âme pour faire la culbute, chercherait encore à trouver de quoi rentabiliser l’affaire. À la Renaissance, les mercenaires vendaient les dépouilles massacrés de leurs mains aux parents des cadavres afin qu’ils puissent être enterrés en terre sainte : ainsi nous autres et notre effort pour trouver les mots justes qui serviront d’armes contre ce temps — les mots d’aujourd’hui ne sont que la monnaie d’échange de nos détrousseurs. Il faut donc chercher ailleurs.

Or, certains mots anciens savent traverser les époques pour mieux dévoiler la nôtre : des mots qui d’un autre temps percent les armures du présent et savent lever le théâtre de nos vies sous le spectre des vieux rôles. Dans ces voix hautes reculés loin derrière nous, on sait reconnaître l’appel. Par exemple : Omnia sunt communia. J’aurai donc passé l’hiver dans ces trois mots.

Thomas d’Aquin le premier les avait crachés contre les franciscains indifférents au monde, il avait écrit : in necessitate sunt omnia communia, « dans la nécessité tous les biens sont communs » — il est certaines circonstances où tout doit être partagé. Thomas n’avait rien inventé, c’était dans les Actes des Apôtres, 4-32 : il suffisait de lire. « La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un coeur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartient en propre, mais tout était commun entre eux. » Et tout s’achevait du vieux monde de la propriété, et tout commençait dans cette fin du monde soudain ouverte à tous. Pourtant, le monde saurait opposer ses résistances, sa morgue de puissant, sa brutalité sourde.

Cet hiver, au milieu de l’affreux de ces jours, nous avons tâché de faire théâtre de ces trois mots, sans rien occulter de la brutalité et des massacres : plutôt depuis le massacre où notre modernité a surgi et qui sans cesse continue d’avoir lieu. Se saisir de ces mots comme autant de pelles, de pioches, de bêches capables de tenir tête : le théâtre n’a pas davantage de forces que ces armes de peu devant l’artillerie des princes. On possède ceux-là, on s’en sert. Ne pas s’en servir rendrait indignes. Elles permettent, par exemple, de regarder en face, dans le vent de ces jours, la vie de Thomas Müntzer qui avait ramassé ces mots, avait lu dans les livres tous les autres qui les justifiaient et les relançaient, et qui avait rejoint l’armée paysanne levée par ces mots — c’était l’année 1525, c’était le regard de Müntzer sur elle, et c’était son regard sur le bourreau tandis qu’on le torturait et qu’il répétait sans relâche jusqu’à ce qu’on le mette à mort : Omnia Sunt Communia.

Faire théâtre d’un cri qu’on jette sur la mort : est-ce que le théâtre naît d’autres choses ?

Est-ce que faire théâtre pour en transmettre les forces et le désir à des étudiant·es qui désirent y consacrer leur vie peut naître d’autres choses ? Relever les mots, les morts qui les ont prononcés, y chercher la vitalité du désir de leur appartenir : est-ce qu’on pourrait faire autre chose sans se considérer lâches ? Lâches, on l’est assez, et chaque journée nous apporte des raisons de maudire notre impuissance. Mais on n’a plus l’âge d’attendre, de voir seulement, de parier sur l’infusion micro-politique, de s’offrir à la pensée lente.

Tout ce qui est, est à tous. En faire la liste intérieurement.

Malte Schwind en a dressé la scène, et les étudiants acteurs, actrices, et tous ceux qui rendent possible la lumière et les noirs, la matière et les corps, auront soulevé ce vieux désir, cet appel pourtant neuf. Le commun ne peut exister que dans la relation qui la fonde — une relation qui noue elle-même les êtres à ce qui les entoure, arbres et pierres, ciel et vent qui relie à son tour le ciel aux vivants, le visible à ce qui se dérobe. Le commun nomme l’existence partagée (com-) de sa charge (-munus) : de la responsabilité d’être lié. Le commun appelle la commune comme la vie nomme ce qui l’assemble autour d’elle pour la rendre possible.

« Commune a exactement le même sens que serment commun. La commune, c’est donc le pacte de se confronter ensemble au monde. C’est compter sur ses propres forces comme source de sa liberté. Ce n’est pas une entité qui est visée là : c’est une qualité de lien et une façon d’être dans le monde. […] Déclarer la Commune, c’est à chaque fois sortir le temps de ses gonds, faire brèche dans le continuum désespérant des soumissions, dans l’enchaînement sans raison des jours, dans la morne lutte de chacun pour sa survie. Déclarer la Commune, c’est consentir à se lier. Rien ne sera plus comme avant. […] En ce sens, la commune est l’organisation de la fécondité. Elle fait naître toujours plus que ce qu’elle revendique. C’est cela qui rend irréversible le bouleversement qui a touché les foules descendues sur toutes les places et les avenues […]. Des foules forcées pendant des semaines à régler par elles-mêmes les questions cruciales du ravitaillement, de la construction, du soin, de la sépulture ou de l’armement n’apprennent pas seulement à s’organiser, elles apprennent ce que, pour une grande partie, on ignorait ; à savoir : que nous pouvons nous organiser, et que cette puissance est fondamentalement joyeuse. Que cette fécondité de la rue ait été passée sous silence par tous les commentateurs démocratiques de la « reconquête de l’espace public », voilà qui en atteste bien assez la dangerosité. Le souvenir de ces jours et de ces nuits fait apparaître la quotidienneté ordonnée de la métropole plus intolérable encore, et met à nu sa vanité.

Comité invisible, À nos amis, La fabrique, Paris, 2014 (Chapitre « Omnia sunt communia », p. 201-202.)

Du journal des jours de cet hiver, il ne restera rien ; n’ayant rien écrit, ayant consacré ce silence à l’écriture de ces jours levés sur le plateau de la Friche Belle de Mai — d’où il ne reste rien, or la brûlure de ce qui a eu lieu, dans ce présent pluriel et ouvert aux quatre vents de l’Histoire que seul le théâtre sait convoquer, traverser, renverser.