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Trump et Reiner | L’au-delà du deuil
Des seuils
jeudi 18 décembre 2025

La mort d’un homme, ce qu’elle engage de ferveur, ce qu’elle exige de recueillement, ce qu’elle appelle de retenue, fonde peut-être en nous le sentiment commun de la vie et de la mort. Que chaque disparition, lorsqu’elle est reconnue et partagée, donne forme à ce qui nous lie encore les uns aux autres — et qu’il s’agisse d’un artiste ou d’un inconnu, d’un nom célèbre ou d’un visage promis à l’effacement : la mort, dès qu’elle advient avec violence et s’expose au regard public, engage moins le récit singulier d’une vie que la mise en commun d’un ordre symbolique tout entier.
Un homme est mort, ce dimanche. Il était cinéaste, acteur, auteur. Avec lui s’interrompt une certaine manière de faire passer le monde à travers un regard, un corps et une œuvre. Le matin découvre les corps frappés, réunis dans la violence — lui et sa compagne poignardés. La nouvelle se propage et entraîne avec elle les gestes attendus : on rappelle les souvenirs, on cite les œuvres, on redit les engagements ; chagrin des proches, émotion diffuse de ceux qui s’assemblent autour d’un manque qui soudain se fait jour. Comme toujours en pareil cas s’installe une suspension tacite, une inflexion des conduites et des paroles : le langage, s’il veut rester à hauteur de ce qui vient d’avoir lieu, consent à ralentir et à se charger du poids de l’irréversible.
Se dit aussi le lieu commun du deuil, paroles banales et pourtant nécessaires, qui peuvent se prêter à tous ; on dit les regrets éternels qui s’oublieront vite, on dit la perte irréparable avec sincérité, on dit combien le monde se trouve désormais plus esseulé, on dit comme une part de soi manque, la plus précieuse ; le plus souvent pourtant, on n’éprouve rien d’autre qu’une vague indifférence, au mieux une peine légère, plutôt que l’effroi, et l’on ne dit rien, laissant la douleur des autres se dire là où l’indifférence nous place en spectateurs ; parfois encore, l’indifférence se fait plus mauvaise, elle se mue en soulagement, on se dit que le monde se trouve libéré d’un poids, on respire même mieux en l’absence de celui qui vient de « disparaître », mais cette pensée-là demeure habitée par la honte même de l’éprouver, joie mauvaise d’enfant cruel — et on la tait, on la relègue, on attend que le cadavre en terre se décompose et qu’avec lui s’apaise la peine de ceux qui s’y livrent entièrement.
C’est dans cet espace fragile, encore habité par l’écho de la perte, qu’intervient souvent la parole du pouvoir : à lui les mots les plus convenus, les communiqués communiquent, faisant de la nécrologie l’art mort du lieu commun, massivement neutralisé par le langage. On dit les mêmes mots pour l’un ou pour l’autre ; on les prépare parfois bien avant la mort, ces discours qui n’ont rien des paroles, du même marbre que la pierre sur laquelle on scellera le cercueil.
Ces derniers jours donc, cet homme poignardé avec sa compagne, et la peine, et le chagrin des proches — et soudain le communiqué du Pouvoir, puissance de nomination et d’autorité.
« Une chose très triste s’est produite hier soir à Hollywood. Rob Reiner, un réalisateur et acteur comique autrefois très talentueux, mais torturé et en difficulté, est décédé, ainsi que son épouse Michele, apparemment à cause de la colère qu’il a suscitée chez les autres du fait de son affliction massive, inflexible et incurable par une maladie qui paralyse l’esprit, connue sous le nom de SYNDROME DE DÉRANGEMENT TRUMP (TDS).
Il était connu pour avoir rendu les gens fous par son obsession furieuse du président Donald J. Trump, sa paranoïa atteignant de nouveaux sommets alors que l’administration Trump dépassait tous les objectifs et toutes les attentes, et que l’Âge d’or de l’Amérique était devant nous, peut-être comme jamais auparavant.
Que Rob et Michele reposent en paix ! »
On doit relire plusieurs fois ces mots pour être sûr d’avoir lu ce qu’on a lu. Parole qui ne s’infléchit pas et n’infléchit rien, qui se déploie dans sa continuité propre, comme si la mort rencontrée n’appelait aucune variation de ton ni altération de cadence : parole qui administre un coup de grâce sur le cadavre encore chaud. Et qui pourtant ne trouble pas vraiment, ne suscite aucun scandale : elle trouve sa place. Une parole « excessive » de plus, dérapage ajouté aux autres, que la profusion rend insignifiant, noyée dans le flux où elle se dissout, et que ce flux neutralise en se donnant à lire comme fait divers — hémorragie de parole déjà dense, saturée d’énoncés, où chaque phrase vient s’ajouter aux précédentes avec la même intensité, la même certitude, la même volonté d’emprise.
Quelque chose, on le pressent, a basculé ici : point de non-retour peut-être, ou plutôt lente montée, à la manière d’une eau brûlante goutte à goutte, qui finit par ébouillanter sans même qu’on s’en aperçoive. C’est la mort de l’autre qui, loin d’introduire une retenue, autorise ici l’attaque, cette mort devenue preuve de sa faiblesse, vulnérabilité accomplie saisie comme défaut d’être.
Le langage continue à déployer son pouvoir, puisque le pouvoir ne se soutient que de sa preuve continue, et se prouve ainsi à chaque mot, à chaque « prise de parole », comme autant de prises de pouvoir successives sur les esprits, sur les corps et — seuil franchi — sur les cadavres. La mort devient alors un matériau discursif parmi d’autres, matière disponible et immédiatement exploitable.
Voilà qu’un seuil est franchi. Transformer un assassinat terrible et lâche en confirmation rhétorique : celle que l’adversaire meurt coupable, que cette mort constitue la preuve ultime qu’il méritait de mourir, au-delà même du “il l’a bien cherché” ; faire du crime la sanction d’une maladie mentale, pathologie supposée qui tue, reléguant les coups portés au rang d’anecdotes, comme s’ils avaient été requis par le récit lui-même.
La mort cesse dès lors d’imposer sa gravité propre. Elle entre dans un récit qui la dépasse et la reconfigure, jusqu’à produire l’idée qu’elle constitue l’aboutissement logique d’une faute préalable, la sanction ultime d’une faiblesse traduite en pathologie. Le crime se trouve alors recouvert par une causalité idéologique qui le dissout dans une narration déjà établie, où la violence physique s’efface devant la violence symbolique qui la recompose.
Voilà que la parole cesse de commenter le réel et s’emploie à le coloniser, l’absorbe pour renforcer un récit préalablement construit, appelé à confirmer le pouvoir comme seule légitimité, tout ce qui s’y oppose étant rejeté dans le registre de la maladie.
Mouvement qui relève d’une logique de guerre symbolique intégrale, dans laquelle chaque événement, y compris la mort, se voit assigner une fonction stratégique. Aucun dehors ne se forme, aucune zone de retrait ne se dessine, car tout devient signe à exploiter, tout confirme et tout sert. La disparition d’un homme n’introduit plus ce manque autour duquel les vivants pourraient se rassembler, elle s’inscrit dans une chaîne d’énoncés destinée à maintenir la continuité de l’emprise.
Voilà une parole qui dénie au deuil sa raison d’être. Si le deuil est ce par quoi une communauté reconnaît un seuil devant lequel le langage s’allège et le politique est suspendu, alors la disparition de ce seuil ne désoriente pas seulement les valeurs : elle ruine la possibilité même d’un espace où parler, s’opposer et penser ensemble. Ce qui demeure ressemble alors à un paysage de ruines symboliques, où les mots continuent de circuler sans résistance, privés de toute capacité à instituer un monde partageable.
Voilà que s’esquisse une parole de dévastation, capable d’effacer ce qui, depuis toujours, fonde l’appartenance à une espèce : le geste d’ensevelir les morts, la retenue devant la dépouille, le silence qui unit les vivants à leur propre finitude. Et voilà que ce territoire ultime — longtemps tenu pour sacré dans sa plus simple expression —, sous l’effet d’un langage souverain poursuivant son cours, emporte avec lui l’une des dernières formes de communauté humaine et s’efface.

