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achever un souvenir
[Journal • 07.02.22]
lundi 7 février 2022
René Char
Les nouvelles du monde ont des relents de mouroirs qu’on nomme établissements de soins ; en Chine, la piste de saut à ski est bâtie au pied de trois réacteurs de central nucléaire ; deux chefs d’État discutent en toute intimité — dira ce soir la radio – des mouvements de troupes de cent mille hommes massés à une frontière : dix mètres les séparent, de part et d’autre d’une table de marbre blanc ; on crève de froid au temps du réchauffement climatique : on crève de ne rien avoir dans le ventre : les actionnaires brûlent la banquise chaque jour ; si l’indécence ne vient pas à bout de ce monde, rien ne le pourra : ou alors dix millions dans les rues et en même temps, et traversés par les affects calmes et rageurs qui font basculer le réel ; ce soir encore, j’apprends la mort de George Crumb, en même temps que son existence et celle de sa musique bouleversante qui me traverse alors que j’écris ce soir, à sa dictée.
C’est à cela que ressemble un jour ? Aux sommes sordides de ces actualités ? Aux comptes de morts qu’ajoutent les vivants à la balance de l’Histoire ? Un ministre corrompu entre en prison le jour où un autre ministre en sort : faut-il que le compte soit là encore ajusté, et que rien ne dépasse ? J’écris sur l’Histoire mondiale de ton âme des notes qui n’ont rien à voir avec elle, tout avec son énigme, et je suis une part d’elle, sa part la moins sûre.
Sans son ombre, une chose n’est qu’une abstraction : et le théâtre est l’ombre du réel — je ne sais pas si la citation est exacte, c’est tout ce dont je suis capable de me souvenir du rêve ; cela tout à la fois me terrasse et me suffit.