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au bruit qui n’en finira jamais

[Journal • 24.07.22]

dimanche 24 juillet 2022


J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais.
L.-F. Céline, Guerre [1933]

Plus rien ne peut respirer ; dans un cimetière, si : on respire, il y a les longues allées, un peu d’ombre que tout le monde délaisse pour prendre au plus court, un horizon fait de blocs de pierres qui finissent par fabriquer ces perspectives fuyantes, lisses, coulées dans la fatalité — on remue de la terre là-bas, je le sais parce que j’entends rire comme à voix basse —, il y a les noms qu’on lit, et les dates qui enferment toutes les trahisons, les espoirs, rien, il y a ce qu’on ne dit pas dans les mots qu’on dépose au pied des tombes et qui prennent la forme de mots que tout le monde dit, qui désolent, il faut marcher plus lentement ici, le lieu nous dit de prendre notre temps, et de nous dépêcher aussi, le lieu dit tout et son contraire, c’est un grand trou finalement, il n’y a rien à trahir, à espérer (je lis le mot d’adieu de celui qui n’est plus directeur du Festival d’Avignon : une nouvelle fois, il ne parle que de lui et d’Espérance (quand on parle d’Espérance, on ne parle jamais d’espoir), et devant ce qui se répand là c’est à pleurer de rage face à la lâcheté, vraiment), il n’y a qu’un trou que maintenant j’enjambe avec un petit garçon de trois ans qui trébuche sur le moindre caillou : et tout autour, l’air écrasant, épuisé, irrespirable.

La lecture de Guerre de Céline, reprise, recommencée, pour mieux voir ce que la première fois j’avais éprouvé — aussi parce qu’en parcourant certaines critiques, toutes morales, je lis le procès du livre au nom de ce qu’on voudrait que l’homme eût été (qu’il a sans doute été) – et je ne vois rien qu’un seul crime, celui que le monde commet à chaque page sur tous ceux qui passent, et comment en réchapper (non pas de la vie ou du monde, mais de soi-même forgé par cette vie) : que la douleur qui traverse le livre est celle qui a parcouru le crâne d’un homme sous la forme d’un éclat d’obus : qu’il nous importe à nous autres désormais de faire quelque chose de cet éclat, non pour égorger le pauvre homme qui se débat avec ses pensées immondes, mais pour affronter l’immonde.

De retour du cimetière des Manières, la chaleur tombait tout autour de soi, il fallait passer à travers elle, on en ressortirait pas intact ; je pensais aux fossoyeurs du dimanche, aux camarades de Céline, aux balles perdues, aux lâches espérances, à la chanson Strange Weather dans les arrangements du quatuor Debussy, à la langue cri, à tout ce qui s’emmêle et se confond parmi le bruit de l’autoroute, à la phrase absurde et puissante lue dans la presse ce matin « Faut-il replanter à l’identique ? Rien n’est tranché », à la nuit qui continue de gagner sur le jour, à gagner sur nous terriblement.

Beaucoup ne faisaient qu’entrer et sortir, pour la terre ou pour le ciel.