arnaud maïsetti | carnets

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au hasard de la nuit

mercredi 9 novembre 2011


C’est un monde de brume, la nuit est effondrée – on voit cependant à travers elle comme jamais. Des fontaines vides pour la soif, des statues immobiles pour la peur, des corps qui dans la nuit s’échangent leur corps parce que personne ne pourrait les voir. Et je suis là pour les voir. Il faut être là pour les voir, et comprendre ce qui s’échange. Ce qui s’échange : simplement des paroles par dessus la ville qui fabriquent comme ce manteau d’évidence dans lequel nous sommes enveloppés, qui enveloppe par sa brume dressée dans le désir la ville elle-même, qui devient le fleuve évaporé en chacun de ses endroits venu se déposer sur ses vitres où nous voyons deux silhouettes passer, enveloppées de nous-mêmes.

Rien n’est posé entre nous et la ville que nos corps déplacés vers elle qui la font naître en abolissant à chaque pas tout ce dehors des choses que nous rejetterons toujours, d’un mouvement résolu de la tête, dans l’agitation des cheveux. À chaque pas, quelque chose nous saisit : la conscience vive de la ville et de ses signes. C’est pourquoi, nous avançons. Non pas seulement pour aller d’un point à un autre, mais pour rejoindre. C’est pourquoi la ville s’adresse à nous qui savons la lire. Ici, elle ne dit pas : vous êtes ici ; mais : voilà l’endroit exact où elle est arrivée en vous. L’amour n’est pas autre chose.

Nous marchons la ville comme pour la lire : voilà de quoi nos rêves sont faits : étoffe de nuit écrite pour qu’on la lise. On se penche. On lit quelques mots qu’on prononce tous hauts, pour voir, et pour elle. D’autres mots naissent. La ville change de nom. Ce n’est plus seulement un fleuve éparpillé, mais une seule route lancée à notre poursuite, le destin des signes sans fatalité, déposés comme les cailloux du Petit Poucet, mais à l’envers : l’origine du chemin, le foyer, est devant nous, cette fois on le sait bien. L’histoire défile sur les télévisions à mesure des crises. Nous savons tout aussi bien que nous n’appartenons ni à cette histoire, ni à ce que vomissent les crises. Il a fallu être ailleurs. Il y a des signes sur le sol, des marques sur les murs, et des motos renversés, des couples qui pleurent pour indiquer la marche à suivre.

Ce dans quoi nous sommes enveloppés devient, peu à peu, ces dessins d’enfants que tracent les rues au-devant de nous.

Nous voyons à travers la ville comme dans un reflet, le miroir couvert de buée. La main posée sur lui efface à la fois la pluie entière des choses et le visage de ce visage tremblé. On avance. On approche. Il ne fait pas froid, pas encore. La lumière dans la noirceur du ciel est parfois mauve, prête à se déchirer sur l’aube. Parfois elle est proche de basculer dans autre chose qui ne viendra pas.

Tout le temps de marcher la ville, rien ne succédera pourtant à nos pas que la lenteur ralentie de ces pas jusqu’à être avalée dans la bouche du métro. Nous sommes plusieurs. Nous sommes intérieurement peuplés d’un passé aboli. Nous n’avons pas d’histoires, mais plusieurs enfances qu’on partage comme de la nourriture. Nous sommes ensemble.

Dans l’éloignement, la ville. Depuis le début, je n’ai pas parlé de la ville, non. La ville est l’autre nom de cette suite évidente, essentielle, de signes dont je suis à la recherche. Avec acharnement. Je lirai toute cette vie sur les murs, oui, sur les trottoirs, sur les visages, sous les ponts. Peut-être que l’écrire ne suffira pas. Je le sais déjà. Écrire suffit ce soir à l’écrire. C’est une tâche que j’accepte parce que, oui, écrire est l’autre nom de cette vie de signes.

L’obélisque de lumière s’est levée derrière nous, dans la noirceur de la brume. Il n’y aura aucun hasard. Lentement, des silences arrachés au désir de tomber. Ô la nuit effondrée. Les précipices que l’on remonte. Les mots qui diront : cet endroit du ciel n’est pas nommé, ni l’ombre qu’il portera sur cet endroit de la terre où les pas se poseront et diront, c’est ici.