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au moindre mal
lundi 29 mars 2021
Je n’aime pas qu’on se résigne trop facilement au « moindre mal », avant d’avoir exploré avec sérieux toutes les voies plus directes vers le « souverain bien ».Julien Gracq, Nœuds de vie, 2021 (posth)
L’image est trop parfaite, trop transparente. Le vieil homme, presque nu, chaque matin jusqu’à sa mort sans doute, agressant son corps afin de le mieux sentir plonge dans l’eau glacée pour marcher, de long en large, sans avancer d’un mètre, à travers l’aube et sa vie — dans le froid insoutenable qui rend vif l’effort d’aller. Nous-mêmes, que fait-on pour tromper l’existence engourdie ? Et quel chemin prendre qui n’irait nulle part tout en épuisant le corps ? Celui-ci ?
Lecture des dernières notes de Julien Gracq : Nœuds de vie, arrachées bizarrement à ses dernières volontés — il faudrait désobéir aux morts, publier maintenant et non dans vingt ans les carnets qu’il tenait toutes ces années, on en a tant besoin. À chaque fragment, l’effort écrit de lire le monde. Et dans davantage de colère peut-être que dans les vénérables Lettrines, parfois de morgue. Il y a aussi toute une littérature en creux qui manque. Jamais Gracq n’évoque Genet, Deleuze, ou Sarraute. Ont-ils appartenu au même monde ? A-t-il lu Michon, Echenoz ? Il a vécu en même temps qu’Apollinaire et que Guillaume Dustan, il aurait pu écrire la suite de ses Carnets du Grand Chemin sur un MacAir, mais il regarde sans grand-père, mort un peu avant 14, comme un semblable. Le temps, il le date à l’aune de la disparition des engelures chez les enfants. Il compare sa propre survivance au pain Poilâne.
Je regarde le vieil homme marcher dans huit degrés d’eau salée, ce matin. Je pense à celui qui écrivait au début de ce siècle, par la fenêtre ouverte sur Saint-Florent, sa poignée de main reçue de Breton, qui le tenait d’un qui le tenait de Rimbaud. J’ai si froid. Je cherche à fuir l’ombre. Il est neuf heures. Le semaine commence comme de l’eau glacée sur le corps nu. Je vais rentrer, j’attends encore un peu qu’une pensée me délivre d’ici, cette jetée qui fait face à la ville.