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Avignon, aller et retour
lundi 24 juillet 2017
Walter Benjamin ("Les affinités électives" de Gœthe)
De retour, mais d’où ? Plusieurs jours à Avignon sont une seule coulée de temps, d’insomnie, de jours brûlants qui sont les mêmes et toujours différents. La ville entière va hystérique entre deux salles, deux heures où courir pour les rejoindre. On tâche d’adopter un rythme plus lent, et on marche toujours à contre courant. Le soir, on se pose un peu, trois spectacles plus tard, et on en parle comme si peut-être s’y jouait le sort du monde, alors que c’est l’inverse : seulement intérieurement, on espère un déplacement décisif, des appels, des sursauts, ou simplement, des intensités qui rendraient plus vive encore la peine de vivre et d’aller, et de revenir. Avignon a-t-il eu lieu ? Et où ? Qu’en penser ? Tout près de la maison où les moustiques nous tiendraient éveillés ces semaines, l’impasse des pensées : oui, où la pensée cède, quelque chose qui s’ouvre et donne à penser – des seuils d’intensités rendent la pensée insuffisante et l’appellent encore, l’incitent, l’exigent. Non plus la pensée pour penser, mais pour déployer le monde. Aller et venir ici, et repartir encore.
Plusieurs jours donc ici avec les camarades de l’Insensé : contemporain d’un même monde, d’une même soif, d’un même désir d’aller dans ce temps : Contemporain en allemand, Zeitgenössish – camarade du temps. J’avais noté cette phrase au seuil de ces jours, avec cette phrase d’Agamben :
« le contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps […] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment ».
Qu’en reste-t-il ? Comme ces rues couvertes d’affiches qui vont bientôt sécher sur place, et mûrir, et mourir ? Ou comme un dépôt, une trace d’autres choses, une blessure ? Avec le collectif de l’Insensé, on aura écrit près de soixante critiques en trois semaines – j’en aurai commis sept. Critiques ? Le mot est faux, le mot trompe : il faudrait en trouver un autre : des textes qui voudraient creuser l’espace d’une heure ou deux cette exigence et cette soif du temps, le ravage ou les bouleversements demandés et rarement obtenus, ou atteints, et nous qui appuyons de toutes nos forces sur les leviers d’un spectacle pour tenter de dire le présent, ce qu’il en reste.
La ville autour manque à notre désir. J’aurai pris peu d’images cette année de cette épilepsie estivale ; seulement marcher, et aller d’un point à un autre pour seulement aller, et marcher, trouver l’ombre où qu’elle soit, et le ravage. La nuit est plus lente, plus désirable encore ; il y a des cafés infernaux qu’il faut fuir et des artères abandonnées comme des cadavres sur lesquelles prendre le large. Il y a des souvenirs et des histoires en attente. Des promesses aussi. Des longues rêveries sur les remparts troués qui ne défendent rien ni personne, et des types saouls, des vieillards endormis, des enfants peut-être.
Sur un coin de canapé, écrire, lire, veiller tant qu’on le peut le vieux monde et le neuf tout ensemble, passer les heures blanches, boire un peu, manger encore moins, partager comme du pain le temps jusqu’à la dernière miette.
Cette ville changée en théâtre fait un peu honte aux villes et au théâtre : la moindre église réquisitionnée, le moindre fragment de ciel arraché aux applaudissements, le moindre cloitre est un tombeau. Vite entrer, et vite sortir, regarder ce qu’il faut pour trouver les forces traquées, les emporter avec soi quand elles existent, comme un voleur.
Parfois on est deux ou trois, dans les théâtres, parfois davantage mais c’est tout comme : et qu’est-ce que cela change ? On est seul, toujours. Il y a eu ces rendez-vous ratés avec l’Histoire, la mienne et celle de ceux en qui on espère. Il y a eu des moments nuls et des instants précieux mais inexprimables. Et il y a eu ce moment, au Jardin des Doms où j’ai entendu les mots justes qui suffisent, qui incitent davantage, qui sont comme on jette par terre ce qu’il faudra ramasser. Le reste ? Oui, des corps et des présences offertes et dérobées – et tous les avis du monde qui ne changeraient rien au monde ni aux avis, ni à rien. Dans les cloîtres ou sous les nefs d’église, les dieux morts meurent encore, nous, on serait vivant de cela.
Il y a des midis qui lancent des douleurs et des joies comme des peines, tant pis pour elles, tant pis pour nous ? On lève des textes comme des poings : est-ce que cela suffit aussi ? J’aurai tout écrit trop vite et peut-être qu’il faudrait le temps. Dans le carnet noir que j’ai avec moi pendant le spectacle et que je griffonne à l’aveugle, dans le noir et sans rien regarder des mots que j’écris, j’ai noté beaucoup de phrases que je suis incapable de relire. Les spectacles à midi, j’ai écrit aussi, mais je peux me relire, et cela n’aveugle pas. Alors je laisse les carnets noirs et les souvenirs, les images, pour la soif, et le retrait, la solitude peut-être.
Cette image près de la maison des Insensés : route barrée à 0 mètre. On en est là. L’histoire arrêtée sous nos yeux, et pourtant, il suffit d’enjamber : mais on serait où ? De l’autre côté de la route barrée, qu’est-ce qui commence ?
Cette autre image : cette autre allégorie. Une direction proposée et refusée, et une invitation aux profondeurs, aux souterrains, à ce qui remue là-bas, dans les limons insondables, à tout ce qui tient la ville à l’équilibre sur les tourment de l’époque – au fond des choses, aller peut-être, non pour voir les secrets mais pour en être une part, celle des égouts, des fleuves et des rêves et des désirs qui s’enfoncent à la verticale des êtres.