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Avignon #fin | s’armer de courage
dimanche 24 juillet 2016
et celui qui a une fois flairé le sang au théâtre
ne peut plus exister sans théâtreThomas Bernhard Place des héros
Après trois semaines dans la fournaise d’Avignon, un dernier regard sur la ville : est-ce que je peux dire seulement que quelque chose a commencé ?
Des spectacles par dizaines et des foules qui entrent au hasard – après les fouilles (le mot est presque le même) par centaines pour s’assurer que –, des foules hurlantes et joyeuses venues ici pour s’applaudir elles-mêmes et se féliciter d’avoir pu, une heure ou deux, oublier le monde et leurs tracas. En sortant, on cracherait plutôt sur le sol en regrettant d’avoir brûlé deux heures d’oubli, deux heures arrachées au présent : et qu’on aurait voulu que ces deux heures nous aient ravagées définitivement, que sur deux heures soient désignés le monde et nos tracas – on n’a pas de mot pour dire le contraire de l’oubli (qui ne soit pas celui de mémoire, de souvenir, toutes ces choses stériles qui appartiennent à ceux qui ont déjà vécu).
Trois semaines, avec les camarades de l’Insensé : sur la table, les billets pour tous les spectacles étalés – attribuées à chacun au hasard. On ne choisit par l’appel : on s’y rend. « Écrire : répondre à un mandat qui n’a pas été donné », Kafka). Trois semaines : à refuser de chercher dans les formes ce qui justifient les formes, mais à traquer les soulèvements : trois semaines à refuser que le théâtre soit la thérapie de nos sociétés, le liant du vivrensemble : mais la blessure et la plaie et l’arme, la ligne de partage et la violence de ces partages : trois semaines à faire la conquête de ce qui nous soulève et ce qui soulèverait le monde (me vient une image (ce n’est pas une image : c’est une force) surgie du spectacle d’Ali Charhour, Fatmeh : sous le corps allongé de la danseuse, l’autre danseuse, debout fait glisser son vêtement noir : et tire à elle le corps de toute la surface du cloître des Célestins : manière de tirer à soi la mort au nom de la vie). Trois semaines, on aura cherché ce qui excédait ces scènes : les déceptions, les douleurs, les joies aussi : les lâchetés et les courages. Trois semaines, on a cherché à s’armer de courage.
C’est toujours difficile à expliquer, quand on nous demande. Ah, vous êtes critiques ? Il faudrait dire avec provocation qu’on ne s’intéresse pas au théâtre – est-ce qu’il s’intéresse à nous, lui ? Mais on s’intéresse à ces espaces de la vie qui permettent de lutter avec elle, contre elle, pour elle. « Dans la lutte entre toi et le monde, parie sur le monde. » (Kafka). On voudrait le ravage, la beauté indiscutable et ravageuse sans quoi le théâtre n’est qu’une conversation stérile de plus, d’autant plus coupable et lâche qu’elle a perdu pour toujours l’occasion d’être le ravage.
Avignon s’achève, encore. Si la beauté ravageuse et indiscutable avait eu lieu, cela se saurait. On n’est pas déçu pour autant : on sait qu’en demandant l’excessive puissance, on n’aura que des poussières de comètes. On y a cherché la force, on a trouvé souvent le manque et le stérile. On y reviendra parce qu’on sait que le théâtre, s’il a lieu si rarement, est le lieu où la présence peut se lever, et le courage d’affronter le monde : aller au théâtre, c’est aussi et surtout en sortir – et c’est cela qui en fait le prix. Quant au ravage : on saura le provoquer s’il le faut, puisqu’il le faut.