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Avignon, journal de l’épuisement : et du ravage
mardi 21 juillet 2015
Avignon est partout, une ville comme on voudrait la fuir et comme à chaque pas on la rencontre et sait lui appartenir pour relever d’elle : à la butée de ses murailles, trouver son ombre qui glisse contre elles et dessine sur leur peau l’inappartenance qui la fonde. Alors participer malgré soi de son absurde vacuité, de sa vitalité impossible – et puis partout depuis deux semaines maintenant une chaleur qui écrase et ralentit, rend le sommeil introuvable et le matin épuisé. On cherche les mots qui diraient après la fatigue, après l’épuisement, cette force qui demeure dans le corps qui tient encore debout et le corps et l’esprit, et fait écrire, et fait aller, et fait espérer, et cherche partout dans les rues comme dans les théâtres une puissance qui ravagerait.
Le ravage ne vient pas, alors on continue, et l’épuisement grandit.
Ce n’est pas la mort (elle n’est jamais douce), ce n’est pas la douleur. Ce n’est que de la vie en attente d’être conquise, et c’est chaque soir attendre que le lendemain renverse la table, qui chaque jour reste bien trop mise.
Cette phrase – cette injonction morale et physique – de Kantor, vitale : on ne joue pas pour le public, mais devant. Comme elle donne de courage. Dans ces rues, on est devant aussi, devant le temps et notre vie, devant les rues elles-mêmes, et devant les scènes qui ne s’acharnent à ne lever que des paroles qui s’effacent à force de ne faire que dresser elles-mêmes.
Tous les jours ou presque, les spectacles attristent et désarment ; dans un livre, c’est rare que je ressente ces déceptions : y trouver dans une phrase, un mot, deux pages, ou dix, ou cent, ce qui justifie d’avoir brûlé des heures. Mais c’est qu’au théâtre, on doit tout réclamer, la beauté ravageuse et indiscutable toujours ; et le ravage, toujours lui, est comme le vent ici : ce qu’en vain en traque et croit trouver à chaque coin de rue ; ce n’est que du souffle qui frôle le visage et s’effondre quand il vient nous trouver.
Que faire ?
C’est la question du camarade Malte qu’inlassablement il pose dans ses critiques sur l’Insensé, et qui pourrait être la nôtre. On ne partage pas tout ce qu’on réclame des formes que le théâtre pourrait prendre, on sait pourtant posséder en commun cette exigence : que le théâtre soit cette expérience qui renouvelle tout autour de lui et en soi. Si cette expérience n’a pas lieu, comment ne pas crier à la lâcheté des scènes ?
On n’oublie jamais que le théâtre est cette futilité s’il ne devait dire que lui-même : mais ouvre à ce ravage qui seul est essentiel ; ce qui importe dans la beauté n’est pas sa forme, mais ce qu’elle traverse et renverse, conteste et renouvelle.
Réclamer au théâtre le ravage n’est pas un caprice d’esthète ou de critique, ni la revendication syndicaliste d’amateurs de joliesse, simplement, et uniquement, le cri poussé devant le monde parce qu’il ne suffit pas, et qu’ici et maintenant les espaces qui prétendent le dire ne font qu’en réduire les forces, quand tout demande, désormais et plus que jamais, de trouver des territoires qui sauraient l’agrandir au risque de sa destruction, le produire puisqu’il voudrait cesser. C’est ce cri qu’on pousse comme des mots et des corps.
Du ravage, nous voudrions en être à la fois source puisque nous savons que nous en sommes issues, et l’issue puisqu’en dehors de cela, comment le monde serait possible.
Alors nous retournons au théâtre, parce qu’on sait aussi qu’ici seulement peut-être aura lieu ce champ de force qui rendra possible le ravage qu’on porte, et qu’on appelle.