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ce châle effiloché (sur des coffres remplis d’or)

jeudi 5 avril 2012


Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie

d’avoir pour seule pensée parfois celle de se placer au bon endroit de soi, et surtout à égale distance précise et violente de la vie et de la mort (je veux dire : de ma propre vie), du désir de m’y tenir pour planter les dix doigts dans l’instant et la morsure sur la chair du désir, n’en avoir pas d’autre, celle de continuer à persister dans le désir de persister, et m’enfoncer dans chaque lumière, oui, me console parfois de n’avoir pas d’autres vies, et pourtant c’est alors qu’il m’en vient des centaines,


Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais
Et l’europe toute entière aperçue au coupe-vent d’un express à toute vapeur
N’est pas plus riche que ma vie

des centaines d’autres, oui, seules et sans effort : les vies que je n’aurai pas viennent et passent sur le visage de ceux que je croise et que je ne verrai plus de toute ma vie, mais au premier regard que j’arrache sur eux, ce que j’arrache est plus grand que moi, je l’emporte comme si j’étais dépositaire du silence qui entre nous est venu, est passé, a passé sur nous pour nous rejeter de part et d’autre de nous et du désir d’être l’un l’autre celui qui saurait nous rejoindre et nous lier, et c’est peut-être cet amour-là qu’on écrira dans nos solitudes, moi, que j’écrirai, parce que je saurai l’écrire,


Ma pauvre vie
Ce châle
Effiloché sur des coffres remplis d’or
Avec lesquels je roule
Que je rêve
Que je fume

peut-être, c’est-à-dire tout le contraire de la solitude : parce que la solitude n’est pas l’esseulement, c’est une manière de rejoindre en soi ce qu’on a croisé une fois ; moi je sais bien que sur l’image, le vieil homme et le jeune se croisent parce qu’ils n’ont rien de commun sur cette terre, mais j’étais là pour les voir, j’étais moi aussi sur ce bout de monde où perdus dans l’univers ils se sont retrouvés rejetés : je ne suis pas juste : pas rejetés, mais retrouvés, dans ce bout d’univers qui fut soudain le nôtre parce que j’étais là pour le voir, et il y a eu cette minute où devant ce mur, ils se sont croisés une fois dans cette vie, ils ne s’en souviennent plus, l’ont oublié dès qu’ils se sont croisés, mais oublie-t-on ce qu’on n’éprouve pas : pour eux, il n’y a pas eu : je croise quelqu’un qui est mon frère et mon amour et ma douleur, il y a eu, je marche, et quelqu’un d’autre marche aussi, mais dans l’autre direction, pourquoi retenir cela, ce n’est pas une caresse, et seule la caresse retient — seulement, j’étais là, tout en douceur et cheveux et ignorance de ma propre lumière, pour voir cela, et caresser cela en moi, car moi aussi je me retrouvai soudain rejeté, c’est-à-dire, soyons juste, retrouvé sur le trottoir d’en face, mais voilà : immobile sur le trottoir d’en face à les regarder se croiser, cela fera toute ma vie, je le sais bien — chercher à les faire parler en moi, savoir ce qu’ils auraient pu se dire dans leur amour et l’indifférence de leur amour ; je me pose à ma table, la solitude délimite comme un rayon de vie ce qui est de l’ordre de la lumière et de l’ombre, de la douleur et de la joie, du passé et de toute ma vie entière qui me reste, et je ne sais pas ce qu’ils se disent, puisque je ne sais pas leur regard posé sur moi, je suis sans recours, la ville dehors me vide davantage, et je l’écris,


Et la seule flamme de l’univers
Est une pauvre pensée...

et la pauvreté est ma gloire car je suis plus riche que ma vie d’un soleil qui vient. Dehors, la nuit se remplit aussi. La vie qui passe sur moi m’épuise autant qu’elle me renouvelle : tout ces jeux des corps en moi me font me lever, au soir, pour rejoindre ces trajectoires croisées des êtres et des choses hurlantes en moi, et leurs douceurs, et leurs amours. Et dans le mois d’avril, je ne me découvre pas d’un fil, je les tisse ensemble sur la toile pour que cela me revête et tienne chaud la pensée du monde en moi, long tissu d’or et de cendre qui m’enveloppe, moi et la vie qu’il reste à dire.