Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Comment vivre
Comment vivre
[Jrnl • 28·10·22]
vendredi 28 octobre 2022
Et quand la quille arrivée, le petit gars montait dans le train, rentrait dans son village, se soûlait dès le premier soir, déchirait toute cette beauté ou dégueulait dessus, tout ça par manque d’habitude de la liberté. L’uniforme était roulé et caché dans un coin inaccessible. Et tout le monde disait : « Bon, Dieu merci, tu pouvais pas te promener habillé comme ça, comme un coq. C’est fini ! Et vis, vis. » Mais comment vivre… personne ne le disait.
Evguéni Grichkovets, Comment j’ai mangé du chien (2002)
De l’autre côté de la semaine, se dire que le pont va toujours quelque part — même si c’est seulement de l’autre côté —, et qu’on porte en soi davantage de fatigue que le monde et tant pis pour lui, et qu’il reste tant à défaire en soi : c’est la leçon, toujours, qui n’en possède aucune ; on ne survit pas à sa propre vie, c’est ainsi — alors, en passant, on traverse : de ce côté du pont à l’autre, cette fois je passerai dessous, laissant à main gauche ces cabanes où vivent ceux qui vivent là, bords de route qui valent bien l’Eden et longeant le côté terrible des choses, j’irai faire le contraire de rejoindre, peut-être que Lisbonne existe, et Parry Sound ou Penetanguishene, la Dordogne pourrait valoir le Guatemala et la Nouvelle-Pologne, s’il n’y avait pas, entre nous et la vie, l’existence.
Trouver l’espace intérieur qui rendrait la parole possible : le lieu d’où parler — finalement, une phrase suffit à nommer ce qu’il en est, de mon travail : une semaine comme chaque année depuis quatre ans d’enregistrement d’une pièce audiophonique autour de ceci, une pièce pour prétexte, et tâcher de transmettre cela, la quête de ce lieu d’adresse : qu’on nomme cela théâtre est superflu, presque insultant, il faudrait plutôt dire que c’est désapprendre à vivre, et commencer autre chose, qui n’a pas de nom.
Non, on ne reste pas par curiosité : mais parce qu’il y a tant à trouver encore de soi qui saura défigurer ce qu’on est, et s’il faut appeler cela venger, appelons cela venger, ou désirer, ou aimer : sinon, disons qu’il s’agit de ne pas laisser vaincre trop longtemps cela qui insulte ce pourquoi on est insulté — dans les rêves, c’est parfois l’ombre d’un enfant, c’est parfois ses pas dans la neige, c’est le souffle court aller à sa recherche, sûr qu’on l’a pour toujours perdu, et qu’on retrouve, indifférent, vengeant notre propre peine d’un regard posé sur le ciel qu’il voit pour la première fois.