arnaud maïsetti | carnets

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corps noir

vendredi 23 avril 2010

L’usure du temps va plus vite que le temps — on le voit dans les corps passés, on le voit aux visages, aux mains trop lourdes, aux jambes trop cassantes sous le poids des souvenirs qui se défont. On le voit aussi à l’importance qu’on cesse d’apporter aux mouvements du monde qui ne concernent plus et devant lesquels un haussement d’épaules suffit à dire : j’ai déjà vu ça, alors peu importe.

Aurais-je le temps du visage défoncé, du corps latent, traces plutôt que portes aux cernes condamnées ? Ai-je même le corps pour cela ?

—  Aurais-je la lâcheté du déjà-plus ? —

Quand on fait le tour de la cathédrale (de l’extérieur, le corps de la vieille église semble serpenter au milieu de la place ; construit sur plusieurs siècles, elle n’a ni la rigueur ni l’évidence de Notre-Dame — et c’est grand mystère lorsqu’on y pénètre et qu’on s’attend à la voir courbe, mais qu’elle s’étale aussi droite que la croix), on note l’avancée des travaux, les conquêtes de la pierre blanche sur le noir de suie qui la couvre.

Corps couvert de verrues brunes et profondes jusqu’à la racine — qui pour s’en soucier ? au juste, c’est son âge ; et la ville qui la colore peu à peu de ses crachats est la première coupable. Mais non : on s’efforce de recouvrir ce noir, de le vaincre : au laser, dit-on, on attaque la pierre (on dirait plutôt qu’on la remplace) et le blanc pur se révèle aussi lumineux que le jour.

On s’approche et on voit bien que ce n’est pas le noir qui jure sur le blanc, mais bien le contraire. La propreté semble plutôt insulter la noirceur du vieillard, l’opacité fière de ce qui n’a plus d’âge — et en retour, je regarde mes mains, veines qui déforment, creusement dans la paume ; pose celle-ci contre le mur noir du vieux corps mort déjà de toutes ces foules qui l’ont dépeuplé, mort donc mais debout ;

et moi, alors : aurais-je le temps de ne pas tomber ?