Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > couleur passée des jours
couleur passée des jours
jeudi 26 mars 2020
De l’extérieur, on triomphera toujours du monde en le creusant au moyen de théories qui, aussitôt, nous feront tomber avec elles dans la fosse. Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité.
Kafka, Journal, 20 octobre 1921
Quel mois sommes-nous dans la semaine ? Lorsque les Nuits Debout se tramaient dans l’euphorie de l’invention politique des commencements, décision avait été prise de déroger au temps comptable des gestionnaires qui avaient décidé que tout passerait, tout, et le temps, et l’oubli. Alors pour conjurer la vengeance de l’ordre normé de l’époque, on compta soudain au-delà du temps réel : arrivé jusqu’au 31 mars, le lendemain tomba un 32. Sorti de ses gonds, le temps. Rien n’avait empêché le 33 mars d’avoir lieu. Puis le 34. Jusqu’à la mort — qui arriva avec l’été, et on se réveilla ; le mois de juin était tout autour de nous étale et indifférent. Tout le contraire ces jours.
Depuis le 16 mars, le 16 mars recommence ici chaque matin de chaque jour ; comme le 9 mars recommence l’Italie de chaque heure : comme le 15 mars en Espagne : comme un 20 mars en Colombie. Tous ces jours ensemble marquent l’arrêt des temps communs, ceux qui produisent du temps après lui. Un même jour se répète, qui s’use à mesure qu’il produit sa propre répétition : s’efface comme de l’encre épuisée du photocopieur ; comme on dit d’une couleur qu’elle passe.
D’une couleur passée, on dit qu’elle garde la mémoire des teintes effacées ou qu’elle la perd ?
Je me souviens de l’histoire de l’autre rivage des Syrtes : Ulysse et ses amis avaient trouvé cette île : on leur offre à manger. Les fleurs de lotus font perdre la mémoire des compagnons qui les dévorent : et ne savent plus soudain qui ils sont ni d’où ils viennent, ni où ils vont. Ulysse prend rapidement le large. Oui, l’histoire revient comme le contraire de la fable. Des voyages au lointain, on prend toujours le risque de se laisser avaler par l’oubli, de ne plus éprouver de nostalgie ou de désir d’après, de sortir de l’Histoire et de s’installer dans la répétition de l’oubli, une bouchée après l’autre.
Des voyages immobiles de ces jours, la radio nous sert la soupe de lotus des jours fatigués d’être repris et reprisés, lavés, délavés dans les mêmes eaux sales des calculs égoïstes des nations et du temps à combler.
Allumer la radio : la journaliste proposait de faire entendre les meilleures volées de cloches d’église du pays, qui saluent le soir venu le sacrifice des soignants. Puis, on nous parle des masques de plongée qui servent en salle de réanimation pour palier la pénurie : l’image est terrible. On plonge ainsi dans les profondeurs de la gabegie d’État pour affronter la mort avec des articles soldés par Décathlon : éteindre la radio.
Ciel sans solution de continuité : continûment aspiré vers ses mêmes variations qui feront de lui le même ciel, jamais semblable.
Seul horizon : la continuité ; on peine à voir ce que sera l’après ni s’il viendra dans un temps pensable au dedans de ce temps. On se dit que l’occasion est bonne d’en finir avec ce temps qui apparaît nu, le sens de ses priorités, la valeur de ses promesses brûlées avec le stock de masques FFP2.
Pour l’après, craindre qu’il soit pensé sur le modèle du présent : partout, le refus de se réunir pour penser et agir ; partout, la continuité pédagogique à distance, les corps absents ; partout, la pacification technologique ; partout les rues vidées et occupées seulement par les patrouilles ; pour l’après, craindre que l’état d’urgence sanitaire soit un modèle de bon gouvernement : les funérailles expédiées, les prisons abandonnées, les sans-abris livrés à la pure violence, la distanciation sociale comme ultime argument policier pour criminaliser les rapports de force politiques. Pour l’après, craindre qu’il n’ait pas lieu, que le seize mars soit la norme et la loi : le passé perpétuellement accompli. Contre lui, ce n’est pas d’un retour à l’état normal dont aura besoin : l’état normal ne fera retour que pour s’abattre plus violemment. Contre le seize mars, le quinze mars ne sera jamais un allié : mais quelle couleur pour quel jour d’après ? Quel lendemain vengeur ?