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d’une semaine l’autre : trains, correspondances et autres départs
lundi 16 octobre 2017
Il fallait à Persée pour poursuivre les monstres une capuche de nuages. Cette capuche nous nous la sommes tirée sur les yeux et les oreilles, pour pouvoir faire comme si les monstres n’existaient pas.
[/Karl Marx, « Préface à la première édition allemande », dans Le Capital./]
The Clash, « Train In Vain » (The London Calling, 1979)
D’une semaine l’autre, rien qu’un passage qui voudrait seulement trouver les endroits de passage plus denses et rapides, ceux qui conduisent d’ici à là-bas – le dimanche, on monte aux collines chercher dans le surplomb des réalités non ce qui éloigne, mais au contraire : ce qui permet de voir la situation des choses, l’approche de l’époque depuis l’endroit où on s’en dégage. D’ici, on voit les mouvements plus amples des êtres et de la terre, la mer qui voudrait s’enfoncer dans la ville, qui échoue par vagues et recommence. D’ici, on voit les lâchetés aussi : dimanche dernier, des crimes qu’on commet au nom de ce qui n’a pas de nom : semaine qui s’était terminée dans les trains où elle recommencera et s’achèvera encore. Gare, comme une clé, comme une porte sur le secret des jours : emporter d’ici jusque là-bas la force d’aller encore, de là, à plus loin s’il le faut – en soi surtout : du train de Marseille à Paris d’abord : regard vers le ciel, Saint-Charles à l’endroit précis où Saint-Charles lance vers la ville ses propres regards pour mesurer ce qui excède toute mesure : on est ici où s’arrête le regard sur la lâcheté et l’abjection des crimes qui massacrent ces jours, et dont on tourne le dos – on prend un train, un autre, ou est-ce lui qui nous prend.
Le vendredi, Paris : Nanterre. Géométrie précise et folle des universités : des escaliers qui descendent ou montent, des panneaux qui affichent des heures, des noms, des salles, des bancs vides. Des couloirs vides surtout, et de la lumière sales qui tombent d’étranges lampes disposées sans logique au plafond jusqu’au sol. On imagine que ces couloirs ont été pensés par certains selon l’agencement le plus simple et efficace : organiser les déplacements, les circulations. Et pourtant, face à ces couloirs, on a toujours le sentiment du hasard, du désœuvrement. L’après-midi, dans le New York de 1982, parler - et lui trouver des raisons et des fins, des origines aberrantes aussi plutôt que des causes : ce sera Strasbourg, ce sera Paris aussi, ce sera l’écriture aussi. Parler de Bernard-Marie Koltès prend de plus en plus pour moi le chemin de routes qui s’enfoncent, de villes : il faudrait pouvoir parler d’écriture et de théâtre en faisant la description des villes dans lesquelles l’écriture et le théâtre se sont inventé : des villes, des corps qui peuplaient l’époque de ces villes et s’y affronter, se jeter les uns sur les autres pour pouvoir résister aux villes, à l’époque. Parler quelques heures à en perdre la voix : le soir, au théâtre, la Loge sera le moment de se taire, et de puiser d’autres forces, et rentrer aux Batignolles tard encore : saluer la rue de Bizerte comme toujours, et Verlaine, et d’autres fantômes assis à des bancs qui n’existent plus depuis mille et un ans.
Retour à Marseille : retour aux collines le dimanche. Et le mardi, les théâtres qui sont d’autres départs, d’autres secrets sur d’autres portes ouvertes, parfois fermées à double tour et dont la clé est dans la gueule de chiens errants. Géométrie noire des théâtres dans nos villes : face aux hôtels, face aux docks sans docks transformés en centre commercial, les théâtres sont d’étranges lumières. Ce soir, c’est le poème de Georg Trakl tel que Claude Régy le lira, dans le corps de l’acteur au lointain irradiant de noirceur, de terribles tensions sur l’arc d’une note perdue qu’il s’efforcera de rejoindre, ou de traverser : on est au milieu de la ville et de ces jours en quête d’étranges alliés. Par exemple, cette beauté sans exemple, sans leçon, sans générosité : mais féroce et puissante, mais secrète, oui, mais latente qui exige tout de soi, ou qui ne se délivre pas. Face à cette heure de traversée dans le noir quasi, où entendre les mots inouïs qui ne relèvent d’aucune époque, on est armé pourtant : je m’arme, moi, d’antidotes pour des poisons à venir, peut-être déjà là. D’aucune leçon, non, ce théâtre : et pourtant, face aux laideurs banales des jours, est-ce qu’on n’a pas tant besoin de son envers, et de ce qui n’a aucun compte à rendre avec rien ? Cette phrase arrachée en passant dans la soirée : et le pain devint de la pierre. Changer le pain en pierre : oui ; renverser le sortilège du dieu mort, et marcher sur ces pierres pour en faire des routes, oui.
Mercredi : l’université à Aix est creusée de couloirs en chantiers, à ciel ouvert parfois. Par exemple : la bibliothèque, qu’on transforme en théâtre. On voit à travers les fenêtres défoncées le ciel passer et s’ouvrir encore et encore. Je passe toujours devant le chantier à l’arrêt : peut-être ne travaillent-ils que la nuit, ou seulement quand je suis loin ; les machines, je les aurais toujours vues à l’arrêt. C’est une juste image du réel en chantier lui aussi, mais toujours quand on a le dos tourné. Face à nous, la fabrique des jours est suspendue à des décisions qui relèvent d’ailleurs. On avance dans la boue écrasée par des engins en pause. Et on mesure, d’un jour sur l’autre, l’avancée de travaux invisibles : le ciel qui s’engouffre dans les bâtiments avant d’y être pour toujours repoussé.
Jeudi : train encore : route vers Montpellier, voir le jour s’effondrer dehors minute après minute, et gare après gare. Marseille Saint-Charles, Aix Centre, Aix TGV, Avignon TGV, Aix-Centre, Nîmes, Montpellier Saint-Roch enfin. Ce sont toujours les mêmes gares de province : verrières voûtées, pures lignes de fuite qui sont aussi sans horizon. On passe, dans ces lieux on ne fait que passer : je lirai les textes du jeune Marx dans ce passage, essayant de conjuguer les mots et les pensées, essayant de ne pas manquer mes correspondances, de savoir où je me trouve, et où je vais. Ce n’est pas facile.
Et si je m’arrêtais dans cette gare, que je m’asseyais sur ce banc, je serais perdu à tout jamais, ma correspondance manquée, mes jours filés entre les doigts, entre les nuits ?
Jour tombé quelque part ici, couleur qui est la même ailleurs ? Les types qui m’entourent semblent prendre ce train tous les jours, se connaissent, se reconnaissent : balancement des jours et des nuits toute une vie qui prendrait la navette Nîmes Montpellier – ça finirait par faire un destin, ou une fatigue ? Plus sûrement une fatigue qu’un destin : je ne suis pas fatigué ce soir, je lis Marx avec d’autant plus de vertige que le soir tombe lentement sur nous, dans ces trains qui sont les mêmes, et les jours qui basculent.
Il faudrait écrire ces jours pendant la nuit qui tombe ; avec Marx, je pense à Babel, je pense aux textes à écrire, aux jours contre lesquels il faudrait savoir mieux résister, aux nuits pendant lesquels les complots nous tiennent debout et vivants. Je passe entre la nuit comme sous la pluie ; et dans l’insomnie des gares, je pense aux textes que je n’écrirai pas pour mieux regarder la nuit noircir et s’éteindre davantage.
Montpellier enfin : dans cette ville où je vais par hasard bizarrement une fois par an, mais un seul jour : je ne vois que les mêmes rues, les mêmes hôtels (je m’étonnerai de voir que le wifi de l’hôtel me reconnaît : j’étais donc déjà venu ? Mais je ne reconnais pas l’hôtel : dans quelle vie avais-je passé une nuit ici ?)
Place de la Comédie, j’écrirai les jours et les nuits passés, une fiction impossible qui ne deviendra qu’un rêve : ou un rêve qui ne sera qu’une fiction, celle qui voudrait dire les jours et les nuits, par exemple cette nuit qui autour de moi est partout.
Vendredi soir : retour de Montpellier ; journée derrière soi, d’échanges denses qui disent autant les chemins à prendre que les routes à refuser, les pensées vives et mortes qui se succèdent en soi – pensées mortes qui sont peut-être aussi décisives que les autres. Soleil de nouveau tombé : face à moi, dos au sens de la marche. C’est une image juste. Lire Marx encore, avec cette image : armé de cette image.
Et dimanche sera de nouveau ce surplomb : Marseille vue d’ici. Surtout, d’ici, reprendre des forces. Regarder d’ici les équilibres des jours et des nuits à venir. Et surtout, puiser dans ce qui n’est pas dans l’image la joie de s’arracher à l’époque pour mieux la voir, tenir la distance, ne pas lui appartenir : relever d’autres appartenances. La fin du jour, apprendre à marcher sur le déséquilibre des soirs et des matins comme on s’appuie sur la vie pour s’approcher des bords qui la réinventent.