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de ce qui est inéluctable
samedi 2 décembre 2017
Blaise Cendrars,
correspondance à Jacques-Henry Lévesque,
lettre de 1945
The Troublemaker, Get Misunderstood
la voix de Jean-Pierre Léaud,
Personne ne sait ce qui se passe aujourd’hui parce que personne ne veut qu’il se passe quelque chose, en réalité on ne sait jamais ce qu’il se passe on sait seulement ce que l’on veut qu’il se passe, et c’est comme ça que les choses arrivent. En 17 Lénine et ses camarades ne disaient pas : « Nous allons faire la révolution parce que nous voulons la révolution. » Ils disaient « Toutes les conditions de la révolution sont réunies, la révolution est inéluctable ! » Ils ont fait la révolution qui n’aurait jamais eu lieu, s’ils ne l’avaient pas faite et qu’ils n’avaient pas faite s’ils n’avaient pas pensé qu’elle était inéluctable uniquement parce qu’ils le voulaient. À chaque fois que quelque chose a bougé dans ce monde, ça a toujours été pour le pire. Voilà pourquoi personne ne bouge, personne n’ose provoquer l’avenir ! Faudrait être fou pour provoquer l’avenir. Faudrait être fou pour risquer de provoquer un nouveau 19 un nouveau 14 ou un nouveau 37
La voix du journaliste qui relance, machinalement, qui n’écoute pas, qui ne comprend rien,
Alors, il ne se passera jamais plus rien ?
La voix de Jean-Pierre Léaud qui fraie un passage dans l’histoire de la folie, qui lâche, bientôt recouverte par la musique et les souvenirs,
Si, parce qu’il y aura toujours des fous et des cons pour les suivre et des sages pour ne rien faire...
C’est dans Liberté, la nuit, Philippe Garrel, en 1983, je pleurais beaucoup cette année-là, je m’en souviens (je ne m’en souviens pas, je venais de naître).
Littré dit (qui ne se trompe jamais) que le mot inéluctable, que je pensais archaïque, est un néologisme : contre quoi on ne peut lutter. Il faut songer au complot des mots et de ses hasards : l’inéluctable de nos jours, c’est la lutte qui se prépare, qui est déjà là, qui va elle-même lutter contre elle-même, à l’intérieur d’elle-même, au sein de ceux qui vont évidemment penser que ce serait si fâcheux d’en venir là, voyons, soyons raisonnable, les choses ne vont pas si mal, il y a bien pire, venez, nous allons monter une commission pour en parler.
Inéluctable est la fin du jour et la neige sur décembre, la pluie tombée avant la nuit. Être dans l’air du temps, c’est se vouer à un destin de feuilles mortes, dit le politicien véreux qui savait si bien être de l’air du temps, malgré le bruit et l’odeur. Dans l’air du temps traîne une odeur de rage, et un bruit de colère qu’on retient entre les dents contre ce monde qui s’écroule et qui dans sa chute s’écrase sur tous.
Je lis Cendrars. La naissance de son nom dans les cendres d’une femme brûlée dans ses draps ; la ferme de Navarin, le bras mitraillé dans l’assaut et arraché par le camarade ; le mauvais double ; la férocité de vivre malgré tout : et dans le malgré tout des férocités, les méchancetés qu’on n’oublie pas, qui sont dans l’écriture comme le revers de la tendresse, son relief.
Trois fois je prends l’image devant moi hier dans le soir qui n’est que l’après-midi : trois fois la lumière tombée n’est pas la même : trois fois, alors qu’elle décline, elle semble plus vive encore, plus féroce et terrible.
Je lis Cendrars dans ces jours inéluctables, et tout à l’heure, pendant que la neige tombait et que je la regardais comme pour la première fois (c’est l’émerveillement de la neige, qu’on moque bien trop souvent : on la regarde toujours comme pour la première fois), je pense aux terreurs des vies passées : dans la voiture, l’autre jour, j’y pensais avec terreur, mais plus maintenant. Maintenant, je pense aux terreurs des vies passées comme autant d’alliés dans inéluctable de nos jours.
La neige n’était que de la pluie glacée, inéluctablement fondue à peine le sol touché.
Il avait raison, Littré : inéluctable est un mot neuf, pas encore vraiment servi. Il faudra bien s’en saisir et l’user férocement, avec terreur et tendresse contre ce monde-ci, pour d’autres jours, d’autres nuits de neiges fraiches.