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De si terribles choses en rêve
[Jrn • 06·10·22]
jeudi 6 octobre 2022
Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. Des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — fissures, Lézardes. Humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. — Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.
Baudelaire, Symptômes de ruine
Remonter les escaliers de la gare Saint-Charles fait toujours lever d’étranges pensées, la ville dans le dos et devant soi, la gare de tous les départs, mais on ne part pas, sur les marches ces types qui ont cessé d’attendre tandis que tournent autour d’eux les deals au grand jour dans cette nuit si peu noire et déjà blanche (il n’est pas onze heures du soir et ce sera la même lumière jusqu’à six heures avant que tout ne se déchire), partout la musique est forte et résonne d’un bord à l’autre de ce bout du monde autour des types, des clients qui ne vont qu’aller et venir tandis qu’eux resteront le regard vague et moi aussi, je ne fais que passer le regard vague, je m’éloigne et je rentre : c’est l’image et c’est, dans cette nuit-là, sous les statues racistes qui jettent par-dessus leur regard de toujours, l’image pleine et découpée sous laquelle je disparais.
La rage, le ressentiment, la sale tristesse moite et lâche de ceux qui, en apprenant la nouvelle qui couvrait d’honneur Annie Ernaux ce midi, redoublaient l’heureuse surprise, la joie même : qu’en l’attribuant à cette œuvre, on saluait aussi ces lecteurs et lectrices, c’est cela qui faisait horreur aux camps réactionnaires et cette violence apparaissait avant tant d’évidence que se relançait le sentiment vengeur, cette certitude que la littérature ne répare rien, mais donne à voir les blessures, ceux qui les commettent et ceux qui, les recevant, trouvent dans quelques livres la force de parer les coups, voire de les rendre.
J’ai cherché tout à l’heure une image recomposée de la Tour de Babel et n’ai seulement trouvé sous quelques visions de cauchemar des images, jamais des puissances et jamais des énigmes : tout est toujours là dans l’éventrement de la Tour, le bavardage des sermons à peine effroyables — puis, par hasard, je suis tombé sur les croquis de Robert Ker Porter qui fut dans les bagages de quelques aventuriers d’alors chargé de dessiner à mains levées les ruines ensablées d’Akkad et de Sumer, et puisqu’il n’en restait rien, il se contenta de dessiner ce rien, dunes, horizons troués ici et là de monceaux de pierres sans nom, couleurs blanches étales dans toutes ses nuances : il suffisait de tendre la main vers ces monticules et de décider de jeter sur l’un ou l’autre les noms de Ninive, d’Assur ou d’Uruk, voilà tout — et sur toutes, désirer voir Babel ; je ne fais pas autrement, ces jours, alors comme un pillard de tombes des cimetières royaux, j’ai volé cette image de ce qui n’est que Birs Nimrood et l’ai fiché en fond d’écran pour ne pas cesser d’oublier ces souvenirs.