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écrire (dans) les entrailles de la vallée de Saint-Pons
dimanche 30 juillet 2017
La terre… d’elle sort le pain ; et au-dessous, elle est bouleversée comme par le feu. / Ses pierres sont le lieu du saphir, et la poussière d’or s’y trouve. / C’est un sentier que l’oiseau de proie ne connaît pas, et que l’œil du vautour n’a pas aperçu ; / la bête fauve ne l’a pas foulé, le lion ne l’a pas traversé. / L’homme porte sa main sur le roc dur, il renverse les montagnes depuis la racine ; / il creuse des canaux dans les rochers ; et son œil voit tout ce qui est précieux ; / Il enserre les fleuves pour qu’ils ne suintent pas ; et il produit à la lumière les choses cachées. / Mais la sagesse, où la trouvera-t-on ? Et où est le lieu de l’intelligence ? / Aucun humain n’en connaît le prix, et elle ne se trouve pas sur la terre des vivants. / L’abîme dit : Elle n’est pas en moi ; et la mer dit : Elle n’est pas chez moi. / […] Mais la sagesse, d’où vient-elle ? Et où est le lieu de l’intelligence ? / Elle est voilée aux yeux de tous les vivants, et elle est cachée aux oiseaux des cieux. / La destruction et la mort disent : De nos oreilles nous en avons entendu la rumeur.
Livre de Job (28, 5-23)
C’est tout près d’ici, il suffit de prendre la route d’Aubagne, contourner le Garlaban qui n’est plus couronnée que de Canadair, passer Géménos et à la sortie du village (en pleine Fêtes des Cavalcades : près de la place du village déserte, cinq jeunes types jouaient de la flûte et frappaient sur des tambourins pour eux seuls) : laisser la voiture sous un arbre au hasard, s’enfoncer. La vallée de Saint-Pons est une longue coulée de terre qui va tout près du Massif de la Sainte-Baume au pied duquel la route s’achève.
Depuis deux ans, la ville est un souvenir, comme une autre vie. En face désormais, il y a la mer et les massifs ; pour rejoindre la fac ou les théâtres, j’enjambe la ville par la passerelle qui relie l’autoroute d’Aix au centre de Marseille, et par-dessus l’épaule je verrai Saint-Loup, et derrière moi, Noailles, les Réformés.
La forêt de Fond Blanche : c’est son nom. Est-ce qu’on pourrait être plus loin ? C’est tout près pourtant. C’est ici. Écrire, cela voulait dire : la ville. La vivre pour la nommer et avec elle, sa violence, l’impossible des rencontres. De l’autre côté d’elle, il y a ici les pins d’Alep – qui n’est plus une ville –, et la garrigue (qui n’est rien). Aller désormais là.
Ce journal aura surtout porté ces dernières années les images la nuit des rues près de Sentier, et des Halles, des nuits de Bordeaux ou de Castellane. Mon ancien studio minuscule de Paris coûte le triple désormais en loyer, je l’ai appris il y a peu – c’était il y a moins de dix ans que de la fenêtre je notais au passages ceux qui passaient. Écrire, maintenant, ce serait rejoindre les noms de la terre ?
Au fond de la vallée, cette abbaye cistercienne en forme de ville : abandonnée en 1407, transformée en relais de chasse ; murée. Mobilier brûlé ou vendu aux quatre vents, et le cloître laissé aux bêtes ? Tout est fermé, je ne verrai rien. Ce n’est qu’une image : je le sais bien. Mais une image qui les dit toutes : la pierre qui témoigne pour la vie et pour son abandon, avalée par les arbres, les poussières, les insectes qui hurlent autour de moi. Et sous mes pieds, les cadavres des moines qui pensaient trouver refuge et repos et éternité : tous oubliés.
Au milieu de la dernière clairière, un immense arbre brûlé sur pied : foudroyé sans doute, mais resté blanc, pur abandon aussi. Écrire, ce serait cela aussi ? La foudre et rien, et la solitude au milieu de la brûlure ? Un type passera déposer une veste mouillée sur la branche, et partira. Tout près, il y avait une source, que je n’aurai pas vue. C’était aussi écrire ? Ou vivre depuis l’autre côté d’écrire ?
Le pli de l’année est toujours l’occasion d’un retrait, de prendre appui : l’ouverture d’autres chantiers aussi, maintenant que l’un d’eux a pris fin. Dans la terre puiser les forces d’aller dire ce que la ville n’est pas, et où la vie s’en est allée ?
Une dernière image : trainée de ciel qui creuse dans la canopée une route où frayer.