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en attendant le bateau (folie des assauts)

lundi 26 août 2013




Il n’y a que l’eau, les femmes et la mort, qui nous prennent dans notre nudité. Nous changent.

G. Perros

La rentrée comme une grande retraite au large. Dans les regards des gens, je le voyais, c’était aujourd’hui : aujourd’hui qu’on concéderait sa vie à la vie réelle. Me suis assis au même café, au même endroit, à la même table, repris la ligne là où je l’avais laissée hier, l’ai tirée là où je l’ai pu ce soir, là où je la reprendrai demain matin ; j’avais oublié qu’il pouvait faire froid.

Entendu, à la radio, témoignages de la folie des hommes au front dans les tranchées : les cas où les types étaient pliés (le nom de la maladie était horrible, je l’ai oubliée) en deux sans signe de blessure, ou alors, ils restaient au contraire raides avec les bras le long du corps, certains étaient sourds (alors qu’ils pouvaient entendre), aveugles (alors qu’ils pouvaient voir) – des cas d’hystérie, on ne pouvait le concevoir, la race était forte qui devait l’emporter sur la débilité des esprits, et c’était aussi pour cela qu’elle faisait la guerre, la race, pour prouver qu’elle était supérieure ; mais les types revenaient du front terrifiés, et non pas haussés dans leur être et la virilité de l’espèce : c’était incompréhensible. Quand on passe des mois sous le feu continu, qu’on se lève pour tuer, et qu’on tue, et, mystérieusement, qu’on n’est pas tué, on devient fou au lieu de mort. Les médecins pensaient que la folie avait cause dans le corps, des particules invisibles d’obus qui tranchaient les nerfs – les corps étaient intacts, comme après des attaques au gaz, et pourtant atteint, plus loin que les nefs.

Étrange ce temps dehors, comme s’il venait de pleuvoir, mais il n’a pas plu. Et un vent comme s’il allait venir, mais qu’il ne viendrait que de loin. Le vent du boulet.

Entendu, à la radio, témoignages de la folie des hommes au front, le syndrome de Damoclès : certains préféraient mourir plutôt que d’avoir peur de mourir, tant la peur était plus forte que la mort elle-même. Et ensuite, l’effarement de se dire qu’on est les survivants de cela, qu’on est issue de cela, qu’on en est les héritiers – que le monde autour de moi est celui qu’ils nous ont laissé, ces hommes fous de n’avoir pas été morts, plutôt que fous.

Toute l’après-midi, de nouveau des tâches impossibles (les coups de téléphone aux administrations qui accablent, j’aurais pu les faire il y a dix jours : je comprends pourquoi je ne l’ai pas fait). Se dire que tout ce qui a pris le pas sur la sauvagerie, l’organisation sociale, est une réponse aux férocités, peut-être, et préserve de la folie furieuse, pour mieux l’organiser aussi.

On dit qu’au moment de l’assaut sur les citadelles de Verdun, après des heures de canonnades au plus lourd comme on n’a pas idée, comme on n’aura jamais plus idée, les allemands ont trouvé les soldats français dans leurs trous, qui dormaient. Le sommeil est le meilleur abri du corps pour traverser la folie.

Du ciel que j’aurais regardé toute la journée en espérant une accalmie, je n’ai rien trouvé que ce temps d’avant les orages, ou d’après. Et moi au milieu, attendant ce qui n’arriverait pas, ici, devant la masse de papiers à ranger – me réfugie dans le sommeil des filles du feu. Dans nos combats minuscules, qui n’ont rien des gestes insensés d’avant, sauf le sens peut-être que la bureaucratie prête aux vaincus, j’ai des pensées immenses, de grand large et de ciels enfin nets de tempête aux près. J’ai ces pensées.

Au retour de l’assaut, on raconte les larmes de ceux qui étaient revenus, ivres, de rage.

On n’a pas le choix du monde auquel on appartient, ces guerres tranquilles qu’on nous impose, sans cadavre visible, sans assaut et sans horreur (il y a les journaux pour cela, les regarder salit à la fois de ne pas être là-bas, et de penser qu’on est sali en se rêvant là-bas) – j’ai croisé ce type, un fou encore, on en croise tous les jours, sorti de quelle guerre, lui ? Échappé de quel assaut, survivant d’où ? Et je me suis demandé s’ils me regardaient comme échappé d’un assaut aussi, mais lequel ?

Je me souviens qu’après le rêve des feuilles mortes – les enfants levaient des bonhommes de feuilles mortes tant il y en avait sur le sol –, j’ai vu un bateau minuscule s’éloigner, avec moi seul à bord, qui me faisait signe.