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en de sombres temps
mardi 15 septembre 2020
Vraiment, je vis en de sombre temps ! Un langage sans malice est signe / De sottise, un front lisse / D’insensibilité. Celui qui rit / N’a pas encore reçu la terrible nouvelle. / Que sont donc ces temps, où / Parler des arbres est presque un crime / Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ! / Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue / N’est-il donc plus accessible à ses amis / Qui sont dans la détresse ?
B. Brecht, Poème à la jeunesse,
Le monde, épuisé par les hommes, avait fini par trouver refuge sur une île : et on cherchait comment bâtir un pont vers lui, sans qu’il s’en aperçoive — on se taisait. C’était le rêve de la nuit, précis : aussi précis que des griffes de chat sur le sac en cuir. Un long rêve muet et sobre, avec un sens clair, aucune espèce d’énigme sauf celle qui le dressait, rêve de pied en cape, dans l’arbitraire des signes qui le rendaient nécessaire. On rêve à de tels rêves : on passerait sa vie en eux, s’il n’y avait la question de la réalité, butée, tenace, excessivement là.
Les ponts qu’on bâtit ne rejoignent pas, ils disent seulement le désir terrible qu’on a, affolé, de refuser la déchirure : et de la dresser, de la maintenir, et de l’habiter avant de la traverser.
Le monde épuisé par les hommes finirait bien un jour par fuir : et tout commencerait.
La rentrée est un mythe entretenu par les pouvoirs pour que tout puisse avoir lieu : rien n’aura lieu. On a fini d’aller dans l’incertain, maintenant on y est. On est au milieu de l’incertain ; on se retourne, on ne se souvient pas d’où on vient ; on avance : impossible de savoir où on va. On est au milieu de l’incertain, c’est la seule chose dont on puisse être certain. D’ailleurs, on n’a pas de mot pour le dire. On dit l’incertain, on pourrait dire : on est au milieu de ce qui n’a pas de nom, et pour des années.
Il a suffi d’une maladie sans nom, qui ne possède que celle que les médecins lui donnent — ce n’est pas un nom, c’est une catégorie — pour que tout cesse du réel tel qu’on le connaissait, qu’on haïssait déjà : et dont l’inflexion neuve ne propose que de le caricaturer. Le monde en pire : c’est tous les jours.
Et la rentrée lance comme une vague de chaleur d’août au début de l’automne, comme une crampe : c’est simplement avoir envie de regarder le ciel tomber d’un seul coup (et il le fait).
Je lis qu’aux États-Unis, un lycée proposera l’ensemble de ses cours à distance. La maladie n’y est pour rien, ou par incidence. On a remercié tous les enseignants faute d’argent. Le monde en pire est devant nous : il est d’un comique navrant, comme une copie mal imprimée d’un manifeste fascisant, comme le raté d’un moteur, avant son explosion.
Je lis des pages sur la nuit du 8 Thermidor, cherchant l’heure où tout pourrait basculer du 9 et de tous les jours ensuite. Je comprends peu à peu qu’à chaque minute tout peut basculer : que chaque décision prise était peut-être la plus improbable, la plus essentielle donc : je lis des pages et des pages sur la nuit du 8 Thermidor, et manque toujours ce moment qu’il faudrait écrire, où Saint-Just, écrit ce qu’il ne lira pas.
Il y a ce titre que je ne donnerai pas à ce livre qui ne verra pas le jour : Solitudes de Thermidor. Il y a ce qu’il verra de la nuit, qui seule importe.