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et dépêchez, chevaux de leur âme (déjà voici que la nuit tombe)

jeudi 13 décembre 2012


comme fjord
le tournemoiement
le carnaval
la couleur des heures
je ne ressasserais
que cela

Kateri Lemmens, Quelques éclats

Le froid plus vif, qui rend la marche plus rapide, comme avancer dans une épaisseur invisible, mouvante : partout. Du manège comme image de ces jours : oui — n’avoir le temps à rien, sauter d’une heure à l’autre, toujours penser à l’heure suivante et au passage du temps ne rien garder que la fatigue ; et pourtant dormir si tard (se lever si tard) : le jour est court, mais sa lumière n’est plus utile, je la sais lointaine jusqu’en mars, alors peu importe désormais : mon rythme intérieur n’est plus calqué sur elle comme ces derniers mois, mais plus sûrement sur les variations de froid — et toujours cette image, obsédante, du manège, qui à avoir avec tout : le désir, la ville, ma propre absence, le sentiment de la perte, de l’avancée joyeuse de la vie tournant vers son propre mouvement.

Le manège est immobile, je m’arrête aussi : c’est un mouvement aussi, quelque chose qui se rejoint en moi.

Je pense à Verlaine, à Bruxelles (et à Londres, à ses lâchetés de bateau qu’on prend tellement dans les deux sens qu’on ne sait plus si on part ou si on revient : le tournoiement).

Le manège démarre. Quelque chose ne va pas. Il est vide. Un manège vide, c’est un corps mort, qui se déplace. C’est un souvenir sans passé : c’est comme l’image parfaite de la vie sans rien qui puisse dire : j’ai vu l’image parfaite de la vie. Le manège est d’une lumière folle dans la nuit qui est déjà bien avancée — alors que les bureaux sont encore ouverts partout autour de moi.

Mais le manège n’est pas vide. Il y a cette vieille femme, qui tourne. Sur un cheval de bois, elle me regarde avec ce sourire de vieille qui perce, édenté, silencieuse, cheveux tirés. Le manège tourne avec elle, ou est-ce elle qui le fait tourner ? Moi, sur place, je regarde cela comme si je devais participer à ce manège aussi, et sous mes yeux, le manège qui s’éloigne, à force de tourner, et son mystère, les cheveux lâchés vers moi.

Il est tard ce soir et je regarde longuement cette image au milieu de quelques éclats de mes jours, sans rien comprendre à l’une et aux autres — certitude que ce qui les relie m’échappe aussi : comment le dire ? J’ai sur la table la liste accablante des tâches à fournir pour donner le change au monde et à son organisation ; j’ai sur le côté, les livres que je lis (chaque soir un neuf, j’en suis à quatre) ; j’ai devant moi, l’écran avec une autre liste, celle des textes commencés aussi, et qu’il faudra bien finir pour comprendre le sens dans lequel tourne le manège.

Je sais qu’il faisait froid, ce soir-là, que l’église était seul d’avoir été attendue jadis, que le fleuve ne coulait que de noir, que les trottoirs d’encre rappelaient tous les corps passés, que la lune était peut-être derrière les nuages, que la poésie était absente, et la vieillesse affreuse, que la création du monde coûtait presque soixante-dix euros dans la vitrine, et l’épuisement en avance sur le sommeil et le plaisir, l’aube en lambeaux, je sais qu’il n’y avait rien à en attendre non plus, sauf à la provoquer : ce qu’en regardant le manège, je fis, lentement, à mesure de chaque tour comme une horloge dessinée de mes yeux, aux chiffres inconnus de moi, aux boucles de cheveux infiniment lentement déroulés — comme la dévastation avant les lueurs.

Tournez, tournez ! le ciel en velours
D’astres en or se vête lentement.
Voici partir l’amante et l’amant.
Tournez au son joyeux des tambours !

Verlaine