arnaud maïsetti | carnets

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être à la hauteur

dimanche 9 juin 2019


De tout , il resta trois choses : / La certitude que tout était / en train de commencer, / la certitude qu’il fallait continuer, / la certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé. / Faire de l’interruption, un nouveau chemin, / faire de la chute, un pas de danse, / faire de la peur, un escalier, / du rêve, un pont, / de la recherche / une rencontre.

Pessoa

Bob Dylan, Born In Time, live 2017


c’est obsédant. et c’est précis. par exemple cet homme dans le café, ce vieil homme. le sentiment que je pourrais être lui, que je serai lui : que je suis déjà lui ; et le sentiment tout autant puissant que non ; que sa solitude est inapprochable. qu’elle le protège, et me préserve, nous tient à distance, par delà le même café qu’on boit, qu’on avale plutôt comme on avalerait les vérités de ce monde, sans y croire une seconde. le sentiment que sa solitude l’isole superbement, qu’elle est sa gloire. et je ne sais pas si je tire du gouffre qui nous lie et nous sépare la pensée que c’est tant pis pour lui, ou pour moi.

qu’une majuscule porte la trace d’un commencement est un mensonge : une plaie davantage, un stigmate. qu’une naissance tient à ce qui commence après elle, ce qui déjà est terminée avant elle.

être à la hauteur : le mot reste. plus que le mot, sa solitude — pas celle de l’homme dans le café, penché sur le café, et sans un regard, une autre encore : celle qui nous lie à soi, et cet autre soi-même qui nous vient qu’on a peur, et qui nous console en nous giflant. peut-être pour nous secouer de notre torpeur, peut-être pour nous dire la hauteur et qu’elle est loin ; peut-être pour nous dire : ne pense jamais que tu pourrais ne pas être à la hauteur (ni être à la hauteur). qu’il n’y a qu’une hauteur qui vaille : l’horizontalité qui donne les lignes fuyantes de l’amour, brisées de l’amour, croisées de l’amour.

un visage. je ne le dirai pas. il est déjà parti, il sera toujours là.

la blessure sur le doigt : la lame était dans l’eau stagnante de la vaisselle (je suis le seul être au monde que la vaisselle réjouit : il faudrait que je sache pourquoi), et je l’ai caressée vivement, sans la voir, avec l’annulaire de la main droite. la ligne est belle, rouge vif, je regarde le sang se mélanger avec l’eau sale, je pourrai m’évanouir tant il y en a, et je porte mon doigt à mes lèvres, pour goûter un peu ce qui s’échappe.

l’autre blessure de ces jours : au côté droit. c’est peut-être un muscle (en ai-je ici, sous le bras ? peut-être, un qui ne sert pas à grand chose, sauf à le blesser) ; c’est peut-être le poumon : ce n’est pas le poumon. mais j’ai reconnu tout à l’heure cette douleur : c’est celle que j’avais, adolescent, au cœur. une cure de magnésium l’avait effacée. la beauté de cette nouvelle blessure, c’est qu’elle me fait apparaître mon cœur fantôme, celui que je possède donc indubitablement au côté droit, et que j’ai débusqué grâce à cette mauvaise chute mercredi. il faudrait interpréter les mouvements de ce cœur neuf : et s’il est destiné à prendre le relai de l’autre, pour quels nouveaux désirs, quelles nouvelles douleurs : quelles joies neuves.

le bonheur est idée neuve : dirent-ils. ils ne mesuraient pas ô combien — parce qu’ils n’avaient pas vu le premier ciel.