arnaud maïsetti | carnets

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Fable de la ville ravagée

lundi 1er juin 2015


C’est juste en face, et tous les jours en descendant, je le vois. Cette immeuble recouvert d’abord de tous les soins ; les échafaudages, longtemps, dans l’indifférence. Puis, c’est un matin comme un autre qu’on détruit la ville : on lèvera ici un immeuble identique. Je reste là comme quelques-uns – nous sommes quelques-uns à n’avoir rien à faire d’autre ce matin-là. Rien d’autre que regarder la ville tomber par morceaux dans le bruit de la poussière qu’on arrose pour qu’elle soulève moins de poussières : on a des ruses. L’immeuble par pans entiers se retire, et méticuleusement s’effondre. Le ravage est une chose délicate. Éventré, l’immeuble laisse voir ses entrailles. On perçoit bien l’agencement des pièces, des chambres, des salons, des cuisines. On devine les lieux où l’amour s’est donné et refusé, où la vie lentement s’est passée, dans l’ennui et l’attente qu’elle se termine ou qu’elle commence enfin. On pense à La Vie, mode d’emploi, cette coupe réglée des vies quotidiennes dans l’organisation qu’on tâche de lui trouver ; le village vertical.

Je reste à peu, je regarde les ruines qu’on construit devant moi.

Évidemment, c’est une fable. Celle de la ville – et comme la ville est une fable de nos vies intérieures, le ravage n’est pas difficile à lire. On nous raconterait ici la beauté terrible des écroulements qui dénoue les fantômes des passés assignés à résidence ; la simplicité des destructions, murs qui séparent des peuples, des hommes, des corps ; la fragilité sur laquelle reposent les édifices qu’on prend pour la vie même ; la violence des déchirures quand on l’arrache à ce qu’on prenait pour l’éternité ; le regret immédiat des murs tombés sur le sol et qu’on ne relèvera plus qu’ailleurs, et différemment ; et puis, évidemment, le caprice des hommes qui fabriquent à l’identique de la ville sur elle-même jusqu’à la recouvrir, et ne plus la voir.

Je m’éloigne.

Trois jours plus tard, la tâche avancée et le ravage enfin accompli, je comprends mieux la fin de tout cela, le but et l’éclat : c’était tout simplement et pour quelques jours qui valait bien la peine qu’on y avait mise, oui, tout simplement pour qu’on y laisse passer un peu de ciel. Je ne vois pas d’autres raisons.