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faire brèche
mardi 11 décembre 2018
Faire brèche à quelque chose (d’intellectuel, d’abstrait) : attenter volontairement à son intégrité de manière à en préparer la ruine.
Dans Mar Élias occupé à ne pas cesser d’être Mar Élias en ce monde, cette partie du réel habité par ceux qui seuls savent qu’existe ici Mar Élias, une rue pleine et vibrante de corps tout à la tâche d’être là, aller et venir d’un bord sud de la surface des choses (à cent mètres) au bord nord (guère plus loin), nous allons aussi : et les murs sont couverts d’affiches électorales pour une campagne sans doute perdue, on devine seulement le passé sous la couche entamée, le passage d’ongles de mille foules qui strient les mensonges ici comme là partout les mêmes, et nous passons : que ferions d’autres ?
Dans ce coin du monde donc, la rue Mar Élias – ici, personne ne sait où est la rue Mar Élias ni qu’elle existe : personne ne nomme ici les recoins de la ville par leur nom, souvenir de la guerre où les noms de rues s’arrachaient comme des trophées, et plusieurs fois par semaines, alors : à quoi bon nommer les rues : dans Beyrouth, quand on cherche à aller quelque part, qu’on demande son chemin, il faut préciser "près d’où ?", telle tour remarquable, ou vestige, ou caserne –, est le bout du monde possible, s’il y avait un monde, et s’il était possible. La rue contourne les apparences. Les hommes qui vivent ici savent que c’est pour un temps : la guerre est là, derrière et devant eux ; elle est comme la mer : on la respire, elle à gauche et à droite, elle est l’horizon indéfectible, sans répit. Alors on marche, on longe l’apparence, et on commande du thé brûlant qu’on répandra sur nos vies intérieures.
Je me souviens de Mar Élias et comme j’étais loin. Désormais que je suis près de la vie où je vis, je me souviens de Mar Élias comme d’un souvenir que je perds peu à peu. Décidément, je ne suis capable d’habiter la ville que pour m’y rendre et pour cela, je dois m’en éloigner. N’est-ce pas comme ma vie même. Et puis, de plus en plus, il y a cela qui appelle : comment le nommer ? Se rendre à l’endroit de la bataille. Ne rien préserver de soi. L’expression ce soir, si belle (comme toujours sur les lèvres de l’évidence, de la franchise, de l’obsédante nuque qui envisage le monde pour mieux lui dire : je ne cède pas), faire brèche, et si je pense à Mar Élias, ce quartier enfoncé dans Beyrouth comme une blessure, je pense à Marseille : aux lieux occupés. Je pense à l’occupation des lieux comme la première lutte : occuper les lieux que le pouvoir nous a pris, qu’il a oubliés dans sa suffisance, et qu’on reprend comme des territoires intimes, érotiques, ou simplement parce qu’il y a des murs, et un sol qui tient, et des fenêtres où voir l’arrivée des flics.
Je pense à ceux qui ce soir occupent les lieux, et comme ils sont dignes ; et comme je prends peur pour eux : faire brèche, tenir le pas gagné : quand la brèche est ouverte, s’y engouffrer, et d’une chambre, d’un immeuble, d’un quartier, tout reprendre de la ville, jusqu’à nos vies mêmes.