Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > feux aux portes de la ville, nuit en plein jour
feux aux portes de la ville, nuit en plein jour
jeudi 11 août 2016
[/
Ces feux à la pluie du vent de diamants
jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous.
— Ô monde !Arthur Rimbaud, Barbare
/]
Une odeur de brûlé par dessus les toits, et très rapidement, la lumière qui bascule : orange, ocre presque, puis poudreuse, diffuse, sfumato altéré par le vent qui le renforce, et bientôt : gris de cendre, noir de poudre, de nuit.
Aux portes de la ville, le feu ravage tout. Vitrolles, Fos peut-être, où sont les réserves de pétrole : feu qui lèche le feu prêt à tout embraser. Les journaux annoncent l’apocalypse.
Le feu nous parvient par sa fumée : à des kilomètres, la fumée qui dit combien on est préservé, et combien on est proche aussi des flammes et de la brûlure. Distances relatives : sur le chemin de ronde, être de ce côté du murs d’enceinte tandis que les troupes en armes là-bas dévastent.
Légendes du feu : fascination pour le feu. Beauté des flammes, terreur. Le feu qui donne la vie, qui la prend. Le feu qui, surtout, reste incontrôlable. On dit l’homme au stade ultime de la chaine des vivants : le chasseur qui n’est la proie de personne. On se trompe. Le feu qui dévore, le feu qui s’attise : qui ravage, qui est le ravage.
Et puis, il y a l’autre feu : le feu qui, dans la poésie lyrique, est le sentiment même au plus haut : mère de toutes les images, feu qui dévore aussi intérieurement, passion, amour, désir – tout ce qui, dans le théâtre du Grand Siècle est l’aversion, condamné pour cela même qu’il est écrit : mieux l’approcher et s’en tenir à l’écart. Feu qui, dans notre siècle, est partout la vulgarité même du sentiment banal, infini à la portée des caniches : par quel retournement ? Par quelle glorieuse conquête démocratique de soi et de l’autre ?
On fait de ses rêves devant le feu, stériles et contradictoires : surtout quand du feu on ne voit que la fumée, et de cette fumée, seulement son odeur de cendre froide.
Le matin, au café ou dans le marché, ils ne parlent que de cela : et même on s’adresse à moi, qui ne dis rien, qui ne dis jamais rien : vous avez vu le feu ? On partage l’effroi rétrospectif, le soulagement, la fascination pour les images terribles au-dessus de la ville le soir.
On reconnaît les catastrophes à ce qu’elles donnent à des inconnus la joie de parler ensemble. Un autre théâtre : celui des dialogues sans réponses lancés à ceux qui ne se connaissent pas. On reconnaît le désastre à l’humanité qui en réchappe.
De ce côté-ci du chemin de ronde, tandis qu’on regarde la terre ravagée, on peut continuer à parler du temps qu’il fait, qui passe : vivant de n’être pas mort. On reconnaît la mort à la vie qui reste.
Et on reconnaît le feu, à la fumée noire qui se répand à six heures du soir sur Marseille, au milieu alangui de l’été, dans la beauté terrible de cette lumière des derniers jours.