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Galerie Mazarine et labyrinthes
dimanche 24 mai 2015
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.
Rimb.
Il faut entrer par une petite porte, ouvrir son sac, prouver qu’on n’est pas là pour déposer une bombe. Passer un sas, un autre, montrer à chaque fois une carte, une autre. Justifier ce qu’on fait là. On passe finalement. Les bâtiments en pierre rendus invisibles par des algecos provisoires, mais là depuis toujours ; la rumeur des travaux (le chantier est partout, invisible et lointain) ; les corps allongés, cigarette café téléphone, respirent. Puis entrer.
Il faut ensuite passer devant des bustes froids, sans regard, des Assis sans jambes, ni tronc, mais aux moustaches délicatement sculptées sur du faux marbre. Puis l’escalier majestueux s’élève majestueusement et c’est comme l’assomption vers le Savoir : la triple épaisseur du tapis rouge n’empêche pas le parquet de craquer, mais moelleusement. Il faut montrer d’autres cartes, mais cette fois, on murmure, on chuchote, on souffle à peine les mots, et les verbes ne suffisent pas pour décrire le silence qu’on parle à quelques centimètres — ces murmurent enveloppent le lieu et c’est plus assourdissant que le chantier. Enfin, dans la galerie, on rejoint sa table attribuée : on frôle ceux qui ont dû se ganter de plastique pour tourner les grimoires, ou à la loupe vérifient les virgules et voudraient derrière la rature débusquer le mot manquant, l’hapax, la clé, le secret levé sous le papier jauni comme des dents.
Je reste trois heures ici, devant ces feuilles d’un bloc note bon marché griffonnées au crayon papier, cavalièrement recouvertes de quelques insultes que dans les marges il faut écrire pour se donner du courage, et surtout : des plans des plans des plans qu’il faut lever pour se donner la peine ensuite de ne pas les suivre. Les manuscrits de Bernard-Marie Koltès sont des labyrinthes qui n’ont pas d’issue. Écrire, c’est effacer tout ce qui a permis à l’écriture de se faire – alors, je regarde l’effacement se produire, et parfois, des pures beautés suspendues à elles-mêmes. La beauté, c’est l’infini contenu dans un contour, disait Hugo. Mais quand elle excède le contour ? Et que l’infini se dérobe ? Des morceaux de prose brute qui demeurent en l’état, déposés au crayon de papier sans destination que la poussière ; ou le désir d’avoir été conduits ici, et traversés ailleurs. Autour de moi, on est plusieurs dans cette joie triste, devant les cadavres étalés des manuscrits. On est, dans ce silence faux des bibliothèques murmurantes, plusieurs dans ce piège du secret qu’on ne lèverait qu’en l’abolissant. On est plusieurs à le savoir, et quand nos yeux se croisent, c’est parfois avec la mélancolie de ceux qui savent au moins que la mélancolie nous préserve de l’orgueil.
Je lis trois heures les manuscrits de plans inaboutis, de monologues sidérants, des phrases arrachées, mais à quel passant, à quel rêve ? Parenthèses dans l’œuvre puisqu’elles ne figurent pas dans l’œuvre, ces phrases, ces figures qui les parlent, ces moments de vie qu’on aime penser comme garants de la vie quand ils sont écrits – mais ici morts nés –, ces personnages d’aucune livre et d’aucun lieu, avortés, au lieu de si haute incandescence, qu’en faire, et comment les lire et les garder pour soi ? (« Ainsi certains hommes, nés en certains lieux, à certaines dates, avec tels astres dans le ciel qui a croisé tel astre, sont marqués et condamnés avant leur première respiration. Une bête étrange se loge en leur cœur et sous leur peau, qui leur parle dans le silence de la nuit. Ici me parle la bête par la respiration de l’eau. Et il y a cette bête endormie entre moi et la vie », dit Marley.)
Dehors, rue Richelieu. Quand je m’éloigne cette barrière – site sous surveillance électronique, est-il écrit, et de la main du passant, sa légende ; alors je pense au vers oublié des Assis, que je retrouverai le soir, le soir seulement.