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histoires de mes gares
vendredi 24 avril 2015
Au pied des gares, les mêmes dalles de béton uniformes et blanches, à Rennes, Bordeaux, Montpellier, Lille, Strasbourg, Tours : toutes les gares que j’ai traversées ont dans mon souvenir la même surface lisse, le même horizon propre qui nous jette dans la ville. Quand on se penchera sur notre décennie, dans cinquante ans, et qu’on regardera la manière dont on a bâti ces sas entre la gare et la ville, on hochera sans doute la tête d’incompréhension, et peut-être avec bienveillance, on pensera : ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Au contraire. On le savait parfaitement. Dans ces villes, pacifier l’espace, cela veut dire : le rendre impensable, invisible, une longue marge blanche qu’on franchirait sans la voir.
Gare Saint-Charles, non. On débarque comme en haut de la ville, et ce qu’on voit, c’est une colline qui nous surplombe. Étrange confusion des verticalités. La ville se répand au pied de nous, et jusqu’à Notre Dame de La Garde – on pourrait imaginer un pont de liane d’ici à là-bas. Il y a l’escalier monumental en pierre de Cassis. Et le ciel plus grand que la mer qu’on devine au loin, le ciel qui vient se fracasser sur les rochers de Marseilleveyre.
À Saint-Lazare, Gare de l’Est, Gare du Nord, on s’engouffre immédiatement des quais en surface aux quais en profondeur, les métros prolongent les voies rapides. Il faut faire l’apprentissage des visages par dizaines soudain proches, qui tous se fuient. Et cette couleur tranchée des gris, cette nuit aux lumières artificielles chaque jour, et deviner le temps qu’il fait aux vêtements des types. À Paris, on se fraie dans les couloirs de ces gares tentaculaires sous la ville un passage entre les publicités de plus en plus incompréhensibles et les hommes qui dorment le visage à même le sol, dans un bruit de musique tordue par la douleur.
Gare Saint-Charles, on dévale les escaliers de toute la hauteur du pays pour s’enfoncer dans le boulevard d’Athènes, et rapidement, vers Noailles à main droite – à l’embrasure des portes dès cette entrée en matière, beaucoup d’hommes immobiles : ils veillent, ils attendent, ils guettent ? Ils sont là, ce sont toujours les mêmes, on pourrait les reconnaître – depuis deux siècles au moins, ils sont là.
Les gares ne sont pas faites pour attendre : je le sais bien. Ceux qui viennent pour prendre un train l’attrapent de justesse ; ceux qui en sortent s’enfuient vite : et ceux qui errent ici ne sont pas là pour les trains. La preuve : après le dernier train, ils restent, continuent à faire ce qu’ils font toute la journée : rien. Gare de l’est, dans la salle qu’on dit d’attente, j’ai vu cet homme me demander ce que je faisais chez lui ; gare du Nord, dans un couloir, cet enfant qui écrivait son nom avec ses mains sur la paroi du mur qui était le sien ; sur les quais de la gare de Pau, je me souviens du visage de ce jeune homme, matin et soir qui venait apprendre ici à jongler – pendant dix mois, il n’aura fait aucun progrès (peut-être qu’il s’exerce encore).
Dans les gares, un jour sans nuit passe, toujours différent pourtant : à chaque geste il fait l’épreuve de son risque. Qu’il terrifie ceux qui ne sont qu’usagers du lieu est une juste chose. Les gares sont toujours pour moi des contre-mondes sans lesquels je suis incapable de voir la ville tout adossée à elles.
Des lieux de terreur, insondables, aux lois propres ; des lieux pleins de douceur, parce que posés au bout de chemins, on sait qu’on n’ira pas plus loin.
Marseille est au bout de tous les quais. Après, c’est la mer ; des bateaux viennent échouer sur ce côté du monde où nous sommes – ici, on se tient au bord d’un pli qui vient rejoindre les deux bords. La gare est l’autre nom d’un jour qui ne possèderait aucun lendemain.