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imminente la décision entre folie et équilibre

jeudi 7 mai 2020


2 février 1922

Que le négatif retire probablement de sa « lutte » le maximum de puissance rend imminente la décision entre folie et équilibre.

Kafka, Journal

Les voies de la taupe sont impénétrables. Les couloirs qu’elles dessinent patiemment dans les entrailles du réel épousent les lignes capricieuses d’une lutte entre son obstination et les accidents que lui présente la terre. Elle fraie. À mesure qu’elle avance, elle constitue ses forces. Elle regarde devant elle toujours la terre à arracher à la terre, jamais plus loin, parce qu’elle sait l’horizon : qu’il est l’horizon lui suffit pour avancer vers lui. Elle ne s’épuise pas : sa fatigue la fait grandir dans sa puissance. Puis, quand la terre est plus meuble et sa patience plus entamée que ses forces, quand le jour appelle, quand le hasard des souterrains la conduit plus proche de la surface, quand tout est prêt en elle et dans les profondeurs d’où elle s’arrache : elle frappe le sol par en bas et le soulève, et fait entrer la lumière dans les profondeurs, elle est dehors.

Tous ces jours, de toutes ces semaines, de tous ces mois, de toutes ces années, on les relira à la lueur de ce jour, et on dira : c’était fatal. Que la terre se retourne, que la taupe remonte, et remonte précisément là, c’était fatal, les renversements et les jours neufs, bien sûr, tout y a conduit, chaque seconde était la cause de la suivante. On dira, en prophète du passé : ça ne pouvait pas ne pas arriver, les crises ne conduisaient qu’à des crises plus grandes qui finiraient par se rompre sur elles. Les forces dans l’obscurité s’étaient organisées avec méthode et certitude, s’étaient assemblées, avaient forgé dans l’atelier les outils ajustés à leur désir et aux mondes qu’ils avaient rendus possibles. Fatal, le dessin des couloirs et fatals, les accidents du parcours, qui n’étaient en rien des ralentissements, plutôt d’autres causes. On aurait la conséquence sous les yeux : tout serait cause.

Aujourd’hui, on est désespérément dans le noir, et désespérés, on creuse, avec les ongles, les dents qui restent, l’énergie du désespoir. On en est là, forcenés : tirant espoir du désespoir, ne sachant quand on verra le jour, sachant seulement qu’on le verra. Ceux qui disent « il faut s’organiser », plus aveugles que la taupe, ne voient pas ceux qui s’organisent depuis des siècles et qui dans le noir creusent les couloirs pour que chacun s’y engouffre. Ceux qui disent : « il faut s’organiser » pose un « il faut » de plus aussi inutile que les autres : la boue est plus dense, plus ferme, c’est qu’on se rapproche de la surface.

Rêve. Le tatouage qu’on m’applique avec un fer à souder ressemble à une fleur, mais vue du dessous. On m’assure qu’elle poussera dans la peau.

C’est un enfant qui m’a fait ce tatouage : il me dit que c’est la première fois. Que ça l’a terrifié, qu’il ne le fera plus. Il pleure, et il est inconsolable, je dois l’étouffer pour qu’il se taise.

Quoi faire de son corps ? Il ne pèse rien. Peut-être en le jetant loin ? Je n’ose pas. Je regarde le tatouage, ce n’est pas une fleur, mais une lettre dans une langue inconnue, qui commence déjà à s’effacer.

Tous les rêves précis de ces jours viennent le matin, dans le demi-sommeil qui suit cinq heures. Je ne cherche pas à les comprendre, je note les images au réveil de peur de les perdre. Évidemment, ils prolongent l’hallucination collective de ces jours, avec toujours — mais c’est peut-être une illusion — des ruses pour les contrer, dans le délire.


C’est peut-être à force de délire qu’on se défera du délire de ce monde ?

Puisqu’on ne cesse de nous infantiliser — jusqu’à nous dire comment se laver les mains, et « j’attends beaucoup de vous », sous toutes les variations —, qu’on trouvera dans l’enfance (celle qui est cruelle, injuste, radicale, excessive, définitive) les puissances pour fabriquer d’autres manières de vivre : où « responsable » ne serait pas « obéissant ». Notre seule patrie, l’enfance, ne connaît aucune frontière. On en fait l’expérience chaque nuit dans les rêves qui tous, et en chacun, témoignent des terreurs et des voies souterraines de lui opposer les joies qui nous en délivrent.